— Histoire de lui faire savoir que Dieu existe, a expliqué Coudrier, et qu'il ne faut pas céder à ses appâts.
J'ai montré les gardons, les goujons, les brèmes, toute la blanchaille de notre panier, les deux perches et le poisson-chat, et j'ai demandé:
— Pourquoi lui et pas les autres?
— C'est exactement le genre de question que Dieu ne se pose pas.
Cette séance d'apprentissage durait depuis une bonne heure, quai des Orfèvres, juste sous les anciennes fenêtres du commissaire divisionnaire Coudrier.
— Ce n'est pas parce que vous avez interrompu ma retraite que je dois renoncer à la pêche.
Pendant tout ce temps, j'ai senti le regard de Legendre peser sur nos épaules.
— Vous vous êtes attiré l'inimitié de mon gendre, Benjamin. Ce n'est pas faute de vous avoir prévenu…
Mais il ne m'avait pas fait venir pour faire la nique au gendre.
— C'est le seul coin que je connaisse vraiment pour la pêche. Beaucoup de poissons, par ici. Beaucoup de cadavres au fond, probablement.
Cela dit en m'apprenant à installer l'émerillon, pour empêcher mon fil de vriller.
— C'est ce que j'expliquais jadis à l'inspecteur Pastor. Déposer le mort sous le nez du flic, ce doit être «bandant» pour un vrai tueur. C'est d'ailleurs ce qu'a fait Sainclair avec ce pauvre inspecteur Perret. Aucun de ces salauds ne résiste à la provocation. Nous faire savoir qu'ils sont des artistes… C'est ce qui les perd tous, finalement.
Deux cannes à pêche pour la blanchaille, et deux autres pour le gros. Il m'a fallu empaler des asticots vivants. («Vous les piquez en bas et vous les enfilez comme une chaussette autour d'un hameçon de dix-huit.»)
— A propos de Pastor, comment se porte votre mère?
Maman se portait mieux, je le lui ai dit, elle mangeait, elle se faisait belle tous les matins, une sorte de résurrection. Une beauté fluide, presque transparente, prête à l'envol… Elle parlait toute seule, parfois, cachant des petits rires derrière l'écran de sa main.
— Elle sort d'un long deuil, m'annonça Coudrier. Pastor est mort. Le saviez-vous?
Non, toute la famille se demandait en silence ce que Pastor avait fait à maman. Eh bien voilà, il était mort. Et maintenant maman bavardait avec le fantôme de l'inspecteur Pastor.
— Votre mère est venue me trouver avec le testament de Pastor, et des aveux signés pour la mort de Cercaire. C'est grâce à cette démarche que vous êtes libre. Entre autres.
Coudrier m'a expliqué que Pastor était malade depuis longtemps et qu'il ne blaguait pas quand il confessait les truands, son arme sur leur tempe, en se disant lui-même condamné à mort. Le marché était simple: les salauds parlaient, ou lui, le gentil au gros chandail, il tirait une balle dans leur tête de salaud. Une méthode efficace. A laquelle Cercaire avait eu le tort de ne pas croire.
— Il a cessé de se soigner quand il est parti avec votre mère. Il souhaitait «mourir en amour», selon sa propre expression. Votre mère l'aura prolongé bien au-delà des promesses de la médecine. Voilà.
Voilà.
— Dès le début de leur fugue, elle savait que Pastor était occupé à mourir. Il l'avait prévenue. Elle avait décidé de l'accompagner jusqu'au bout, sans trop savoir comment elle-même supporterait l'épreuve. Elle est rentrée chez vous avec un immense besoin de silence. Elle vous est très reconnaissante d'avoir fichu la paix à son chagrin. Le respect de l'intimité se fait rare, de nos jours…
Un des bouchons gigota.
— Un gardon, prenez-le, on s'en servira pour la pêche au vif. Et puis mettez donc un grain de blé à l'hameçon de la quatre. On le laissera traîner au fond. Pour les tanches. Sait-on jamais…
Sait-on jamais…
Coudrier m'a expliqué le reste. Tous les dossiers de Legendre désamorcés les uns après les autres. Comment Gervaise et Julie avaient retrouvé la vieille mère du ministre Chabotte dans une maison de retraite suisse, par exemple.
— Confite dans la haine du fils mort. Vous devez aussi votre liberté à cette fureur de mère. Sa déposition a été terrible. Quand Julie lui a demandé ce qui la maintenait en vie, elle a répondu: «Je ne suis pas pressée de le retrouver, ce menteur.»
Et ainsi de suite. Mes mois de prison avaient été leurs mois d'enquête. Legendre avait ouvert le grand livre de mon passé; Coudrier le lui avait refermé sur les doigts. Sainclair avait levé une armée contre moi; une armée secrète s'était dressée contre l'armée de Sainclair. Le bon était sauvé, les crétins et les méchants confondus. L'entreprise de Sainclair avait tourné en eau de boudin.
— Le commerce des tatouages, c'était lui, figurez-vous. Probablement pour financer ce magazine, Affection, qu'il n'arrivait pas vraiment à imposer à la profession. On a retrouvé chez lui un tatouage prélevé sur l'avant-bras de Matthias Fraenkhel.
Matthias, Matthias ou l'honneur du monde…
— Un esprit créatif, Sainclair… En assassinant Matthias Fraenkhel et en filmant son agonie, il a donné la fin qui allait de soi au film du vieux Job. Quant à la décomposition du cadavre, c'était la cerise sur le gâteau!
Coudrier s'offrait un raisonnement limpide, les yeux posés sur une Seine opaque.
— Si vous voulez mon avis, c'est cette dernière séquence qui a fait déborder le vase. En la projetant au Roi des Morts-Vivants, Sainclair a dû lui flanquer une trouille bleue. Et quand l'autre a fait mine de le balancer, Sainclair l'a éliminé à son tour. Fasciite nécrosante. Dans le même temps, il préparait une batterie d'articles sur ce phénomène de putréfaction éclair qui le ravissait.
La tête de Coudrier dodelinait comme un bouchon sur l'eau.
— Un artiste et un homme de science, je vous dis… Vous l'inspiriez beaucoup, Benjamin…
Oui, au fond, je n'étais qu'un des nombreux sujets d'inspiration de Sainclair, une espèce de collaborateur pour ainsi dire, une sorte de muse, même. Il fallait absolument que je sois le tueur en série du Vercors pour que son article sur la greffe criminelle devînt irréfutable. D'où le traquenard. Il s'était contenté de m'utiliser comme pâte à modeler ses théories… Rien d'extraordinaire, ce Sainclair, après tout. Il était comme le divisionnaire Legendre, et comme le juge Képlin, et comme bien des honnêtes gens, il souffrait d'un furieux besoin de cohérence. Prêt à tout pour que le Grand Extérieur ressemble à l'intérieur de sa tête.
— Et vous, mon garçon, ça va? Sorti de votre dépression?
J'ai répondu à Coudrier que ça allait, que, tout compte fait, j'étais heureux de ne pas avoir enfanté dans ce merdier.
— Curieuse conception du bonheur…
C'est alors que le sandre a mordu.
XIV
MONSIEUR MALAUSSÈNE
… fils imprudent du bouc et de la léoparde…
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Mais si, je suis heureux! Evidemment, je suis heureux! Comment peux-tu me soupçonner de mégoter sur notre bonheur? Tu as vu le visage de ta mère? L'as-tu vu le visage de Julie, penché sur le ventre de Gervaise? Quel genre de monstre faudrait-il que je sois pour ne pas me réjouir de cette joie? Et la bouille de Gervaise, ton autre mère… Sais-tu ce qu'elle m'a dit, Gervaise, en m'apprenant que tu étais revenu par sa fenêtre? Que tout son calme vient de ce qu'elle te porte comme le vieux Thian l'a portée elle-même, ni plus ni moins. La question du vrai père était très secondaire pour Thian. Ce genre de curiosité n'était pas dans son tempérament: il était le kangourou de service, point final. (Et c'est heureux, parce que avec le commerce de la grande Janine, il lui aurait fallu cuisiner toute la rade de Toulon pour remonter à la source de Gervaise.) En te promenant depuis des mois, Gervaise renoue avec sa tradition familiale. Elle te trimballe comme Thian a trimballé Verdun et elle s'en fait un bonheur suffisant. Porter dedans, porter dehors, c'est tout comme, pour elle. De ce point de vue, elle ressemble à Julie: pas le genre de kangourou à faire un opéra de sa maternité. Comment veux-tu que je ne sois pas heureux? Et fier, même! Faire en un seul coup le bonheur de deux femmes, n'est-ce pas un légitime sujet de fierté pour tout bouc qui se respecte?