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Je noie le poisson?

Comment ça, je noie le poisson?

Je ne noie pas le poisson! En évoquant le bonheur des femmes, je contourne mes légitimes inquiétudes de père, nuance! Parce que le bonheur, le bonheur, il n'y a pas que le bonheur dans la vie, il y a la vie! Naître, c'est à la portée de tout le monde! Même moi, je suis né! Mais il faut devenir, ensuite! devenir! grandir, croître, pousser, grossir (sans enfler), muer (sans muter), mûrir (sans blettir), évoluer (en évaluant), s'abonnir (sans s'abêtir), durer (sans végéter), vieillir (sans trop rajeunir) et mourir sans râler, pour finir… un gigantesque programme, une vigilance de chaque instant… c'est que l'âge se révolte à tout âge contre l'âge, tu sais! Et s'il n'y avait que l'âge… mais il y a le contexte! Or, le contexte, mon pauvre petit…

«Père, quand vous serez passé par ce que j'ai vécu avant de naître, vous pourrez l'ouvrir.»

Qu'est-ce que tu dis?

«Père, quand vous serez passé par ce que j'ai vécu avant de naître, vous pourrez l'ouvrir.»

C'est bien ce que je craignais. Oh! oui, je les devine tes procès à venir, je l'entends déjà ta collection de menus reproches filiaux: «Tant que vous y êtes, dites-moi toute la vérité, mon petit papa: sous couvert de lucidité planétaire, vous n'étiez pas ravi de me voir agrandir le cercle de famille, je me trompe?…»

Avec la complicité de tes oncles, évidemment.

JÉRÉMY: Faut admettre, Ben, t'étais pas chaud, chaud…

LE PETIT: C'est la vérité…

THÉRÈSE: Un pareil état d'esprit chez le père, je ne sais pas jusqu'à quel point c'est bon pour le «mental» de l'enfant…

CLARA: Arrêtez de taquiner Benjamin…

TOI: Tante Thérèse a raison, papa, mes parois néocorticales sont encore tout imprégnées de vos premiers conseils: «Et toi, petit con, penses-tu vraiment que ce soit le monde, la famille, l'époque où te poser? Pas encore là et déjà de mauvaises fréquentations, c'est ça?»

JÉRÉMY: Il cite, Ben, il ne fait que te citer.

THÉRÈSE: Charmante façon de lui présenter notre famille…

TOI: Il me semble même vous avoir entendus ajouter: «Alors, fils imprudent du bouc et de la léoparde, si l'envie te prenait de décrocher avant l'atterrissage, je ne pourrais vraiment pas t'en vouloir.» C'est bien ce que vous m'avez conseillé, n'est-ce pas?

LE PETIT: C'est vrai? Tu lui as conseillé ça, Ben?

— Ce n'était pas un conseil, c'était à peine une autorisation…

TOI: Qui n'a pas simplifié mon existence embryonnaire.

THÉRÈSE: Evidemment!

JÉRÉMY: Pauvre gosse…

TOI (me citant): «Laisse-nous seuls, retourne à la béatitude des limbes… »

JÉRÉMY: C'est beaucoup plus qu'une autorisation, Ben…

THÉRÈSE: En tout cas, il y a mieux comme accueil.

TOI (me citant): «Reprends tes ailes et remonte, il n'y aura personne pour t'en vouloir… »

THÉRÈSE: Ce qui signifie qu'il n'y a pas grand monde pour t'espérer…

LE PETIT: C'est dégueulasse! Même Julius trouve ça dégueulasse!

— Mais je n'ai pas dit que ça! C'est très contradictoire un futur père, tout chamboulé! Vous verrez quand ce sera votre tour! Ça pense tout et son contraire! Mon désespoir quand nous avons reçu la fausse lettre de Matthias, par exemple, il compte pour du beurre?

TOI: Parlons-en! Vous avez couru comme un dératé en vous accusant de tous les péchés du monde pendant les cinq cents premiers mètres et vous m'avez fait porter le chapeau à l'arrivée.

— Moi? Moi, je t'ai fait porter le chapeau?

— Pour la douleur de maman, parfaitement. Je vous entends encore, à sept mois de distance! «Mais reviens, putain de ta race! Ça ne te plume pas les ailes, une douleur pareille? Quel genre d'ange es-tu, bordel de merde!»

JÉRÉMY: Après lui avoir dit et répété de remonter au ciel? Tu voulais le rendre dingue, ou quoi?

THÉRÈSE: Non, il voulait juste le culpabiliser, comme tout père qui se respecte. A mon avis, il faudra prévoir un suivi psychologique…

LE PETIT: On va l'aimer, nous. T'inquiète, nous, on va t'aimer! Hein, Julius, qu'on va l'aimer?

CLARA: A table! Le dîner est prêt, et fichez donc la paix à Benjamin!

*

Nous étions deux, maintenant, à parler seuls dans la maison. Maman dialoguait avec un retraité de la vie, et moi avec un postulant. Si nous avions pu vous mettre en relation, Pastor et toi, vous auriez échangé quelques tuyaux utiles, mais l'éternité est ainsi faite que les morts et les zanaître ne se causent pas. Ils communiquent par les prières des vivants. Le chagrin creusé par ceux qui partent fait le nid de ceux qui arrivent dans le cœur de ceux qui espèrent. Il y a lurette que le manège aurait cessé de tourner, sinon.

Bon. Mettons que tu sois le suppléant de Pastor dans l'équipe Malaussène. Tu attendais ton tour sur le banc de touche et voilà que le divin arbitre siffle la permutation. A Pastor de sortir, à toi d'entrer. On ne peut tout de même pas me reprocher de t'expliquer les règles du jeu à un moment pareil! Tu n'imagines pas comme elles sont tordues, les règles! A se demander, parfois, s'il y en a. On croit bien faire, on suit le parcours fléché, et, sans savoir pourquoi ni comment, on se retrouve accusé de toutes les vilenies du monde.

Un exemple?

Tu veux un exemple?

Pas le mien?

Un autre, alors?

Va pour un autre exemple que le mien.

RONALD DE FLORENTIS

Ronald de Florentis est le plus ancien copain du vieux Job. Il n'est absolument pour rien dans son assassinat ni dans le vol de son film. Il s'est fait enfler par le Roi des Morts-Vivants qui lui a présenté un contrat de vente en bonne et due forme. C'est un type solide, un roc à tête de lion, armé dès le berceau pour se tailler un empire dans la jungle pelliculaire. Producteur-distributeur, semeur d'images, c'était sa partition. Il a bien dû marcher sur quelques têtes pour s'asseoir au sommet de sa pyramide, mais c'est la loi du genre, et dans l'ensemble la profession le juge honnête. Ronald a fait un gros chagrin en apprenant l'assassinat de son ami Job et un plus gros encore en découvrant que ce vieux frère lui avait caché l'obsession de toute une vie: le tournage du Film Unique. Mais il s'en est consolé en mesurant le succès du film. Sincèrement heureux du génie de Job et de sa célébration posthume. Tout content de voir les Césars, les Zoscars, les Dellucs, les Zours de Berlin et autres Lions de Venise (la ménagerie des zhonneurs cinématographiques) se poser avec des Palmes d'or sur la tombe de ce pauvre Job. Un ami, je te dis; de ceux qui se réjouissent de notre bonheur, les seuls vrais. Or, c'est cet ami-là que le commissaire divisionnaire Legendre est venu cravater en l'accusant d'avoir commandité l'élimination du vieux Job, le vol du Film Unique et son exploitation. Le commissaire divisionnaire Legendre, avec son fichu besoin de cohérence, ne s'est posé qu'une seule question: à qui profite le crime, puisque ce n'est pas à Malaussène? Réponse: au producteur Florentis, évidemment. L'exploitation de ce film représente une pluie de dividendes, le couronnement d'une carrière, une considération internationale… clarté du mobile!