Il a fallu que Coudrier aille de nouveau tirer les oreilles de son incorrigible gendre pour lui faire lâcher prise.
Libéré, Ronald n'est plus le même lion. C'est qu'il a appris une chose affreuse au cours de ces interrogatoires: Le vieux Job ne destinait pas le Film Unique à l'exploitation publique; il la réservait à un tout petit nombre d'élus. Ronald, qui ignorait ce détail, s'est donc retrouvé dans la peau du traître malgré lui. Complice, qu'il le veuille ou non. Et aucun recours à la confession publique. Les ministres de l'Intérieur et de la Culture lui ont fait savoir que cette regrettable arnaque relève désormais du secret d'Etat — du secret de plusieurs Etats! Pas question d'aller faire savoir à des millions d'admirateurs que le Film Unique du vieux Job, ce monument élevé à la mémoire du siècle, est le produit d'une affaire hautement crapuleuse. «On ne désespère pas la planète pour soulager une conscience, monsieur de Florentis! Même au nom de la Transparence! La profession ne vous suivrait pas. Et nous démentirions avec la dernière vigueur.»
En d'autres termes: un internement arbitraire est vite arrivé.
La crinière du lion s'en est éteinte. Une canne lui a poussé. Il compte ses pas. Pour la première fois, il lit clairement le mot fin sur son écran personnel.
Et ce n'est pas tout.
Tu verras, dans le domaine du pire, ce n'est jamais tout.
Il en reste toujours un morceau.
Le fond de la poêle.
Du gratiné.
Désireux de se racheter, Ronald est venu trouver Suzanne et Julie. Objet de cette visite: sauver le Zèbre. En faire comme prévu la cinémathèque du vieux Job, le temple du cinématographe, comme disait Matthias, une fondation ad vitam aeternam. L'argent? Le sien. C'est que Ronald a décidé de mettre ses affaires au clair avant de plier bagage, vendre sa collection de tableaux pour que ses héritiers ne se partagent pas les toiles avec leurs dents, et destiner à Suzanne la part nécessaire à la Fondation Job Bernardin. Nous voici donc dans les salons du Grand Hôtel Machin, à écouter le marteau d'un commissaire-priseur scander la valse des millions. Nous, c'est-à-dire Julie, Suzanne, Jérémy (qui croit devoir se documenter sur tout depuis que Zabo l'a sacré romancier), Clara et moi. Comme ton arrivée est prévue pour les jours qui viennent, Gervaise et le professeur Berthold sont occupés à vérifier une dernière fois ton paquetage. Ils nous ont ordonné, à ta mère et à moi, d'aller faire les cent pas ailleurs. On dépose donc Gervaise à l'hosto, dans la 4-CV jaune de ta julienne maman, pour aller assister en famille à l'éparpillement des Vlaminck, des Valadon, des Seurat, des Picasso, des Braque et autres Soutine, Jim Dine, Laclavetine, de l'éclectique collection Florentis, sous l'œil écarquillé du Tout-Paris et dans le crépitement des calculettes du Tout-Tokyo. Une somme rondelette, au total.
— Que mes héritiers investiront dans la bêtise, j'ai une immense confiance en eux, grommelle le vieux Ronald, assis entre Julie et Suzanne.
Les chefs-d'œuvre, exposés et filmés, apparaissent sur un écran, au rythme des enchères, et leur évanouissement, quand le dernier coup de maillet les retire du chevalet, produit une curieuse impression: exactement comme s'ils changeaient d'univers. Mine de rien, c'est la vie de Ronald qui s'en va.
Lequel Ronald se penche sur l'épaule de Suzanne:
— La vente qui suit vous intéresse directement, Suzanne, elle donnera largement de quoi faire tourner votre cinémathèque.
Ce que confirme le commissaire-priseur en annonçant une collection «à sa connaissance unique au monde» mise à prix à une altitude appréciable. Cela se présente sous la forme d'un inoctavo à couverture de vieille peau qu'on installe sur un lutrin placé sous l'œil de la caméra. Jumelles braquées, souffle suspendu, sucepince haletant…
— Chouette, la mise en scène, murmure Jérémy.
Un manipulateur à gants blancs ouvre enfin le livre. C'est un vieux parchemin, apparemment, que Ronald aura déniché dans quelque médiévalerie.
— Regardez bien.
— Qu'est-ce que c'est? demande Julie.
La réponse explose sur l'écran, en même temps que la voix du commissaire-priseur: une sorte de moine devant son écritoire, la main sur la poitrine, lève au ciel un regard à la fois ferme et suppliant qui lui donne une expression composite de puissance et d'humilité.
— Le Saint Augustin de Botticelli, annonce la voix du commissaire-priseur, détail de la fresque d'Ognissanti, à Florence.
Et, comme Julie bondit en étouffant une exclamation, la voix du commissaire-priseur continue:
— Il ne s'agit ni d'une reproduction ni d'une esquisse du maître florentin, comme pourrait le laisser croire l'extraordinaire fidélité des couleurs, mais d'un tatouage réalisé sur peau de femme.
Exclamation de la foule. Julie pétrifiée, parvenant à peine à murmurer:
— Ronald, où vous êtes-vous procuré ça?
— Oh! c'est une longue histoire…
Que le vieux Ronald n'a pas le loisir de nous raconter car une voix qu'il connaît trop bien murmure à son oreille:
— Je vous arrête, monsieur de Florentis.
Le commissaire divisionnaire Legendre et deux inspecteurs encostardés sont debout derrière nous. Les inspecteurs saisissent discrètement le vieil homme par les coudes.
— Je vous arrête pour complicité d'assassinat sur la personne des jeunes femmes dont les tatouages figurent dans ce volume.
Et, pendant que les flicards entraînent de Florentis vers la sortie, le commissaire divisionnaire Legendre m'adresse un aimable au revoir.
— Je ne suis pas surpris de vous trouver ici, monsieur Malaussène, et j'espère vous revoir très bientôt.
Là-bas, le bonimenteur de luxe qui n'a rien vu ni entendu continue son topo:
— Cette collection de tatouages couvre plusieurs corps de métier. Vous y trouverez des tatouages de compagnons boulangers, datant du XIXe siècle, ou de maîtres verriers, plus anciens, voire même de péripatéticiennes, comme en attestent six pièces reproduisant les œuvres les plus célèbres du Quattrocento ou de l'école flamande, dont cet extraordinaire Saint Augustin.
Il s'étendrait volontiers sur le sujet, mais Legendre vient lui faire savoir qu'on ferme la boutique et qu'il emporte le précieux volume comme pièce à conviction.
66
Alors, qu'est-ce que tu dis d'une malchance pareille? Parce que Ronald de Florentis n'est pas plus coupable dans cette affaire de tatouages qu'il ne l'était de l'assassinat de Job. C'est bien ton avis, j'espère? Sinon, comment expliquer qu'un tueur en série vende aux enchères des tatouages prélevés sur ses victimes?
C'est à ce moment précis de notre débat intime, comme nous allons récupérer Gervaise à l'hôpital Saint-Louis, que ta mère interrompt notre conversation secrète en me demandant:
— Qu'est-ce que tu dis?
Je regarde Julie. Sa 4-CV est une toute petite auto qu'elle conduit avec majesté, comme un transatlantique, ce qui donne aux passants l'impression de voir glisser une Rolls-Royce. Julie répète:
— Qu'est-ce que tu disais, Benjamin? Tu parlais tout seul?
J'étais dans ta profondeur, elle me rappelle à sa somptueuse surface.
— Non, je disais que Ronald n'y est évidemment pour rien.
— Pourquoi évidemment?
— La fille au tailleur rose qui a essayé de me mouiller aura changé de bouc en l'accusant lui, c'est tout.
— Il a bien fallu qu'il les achète à quelqu'un, ces tatouages.
— Pas à Sainclair. A quelqu'un d'autre, peut-être.
Oui, Ronald de Florentis est probablement l'extrémité candide d'une longue chaîne de culpabilités décroissantes.
— Drôle de commerce, tout de même… marmonne Julie.
Opinion partagée par Suzanne, qui glisse sa tête entre nos deux sièges.
— C'est vrai, je me vois mal financer une cinémathèque sur un trafic de peau humaine. Le cinéma a beaucoup de défauts, mais ce n'est tout de même pas une industrie anthropophage. Jusqu'ici, il ne dévorait que les âmes. Encore faut-il croire aux âmes…
Et Suzanne de nous annoncer, comme ça, sans sommation, qu'elle lâche ce projet de cinémathèque, qu'elle retourne enseigner le grec et le latin dans son Poitou natal; elle part ce soir même, et définitivement.
— Je vous enverrai mon adresse. Vous viendrez voir de beaux films à la maison.
— Vous abandonnez le Zèbre?
Elle nous offre une dernière fois son rire de campanile.
— Je n'ai jamais eu la fibre militante et le Zèbre est très bien défendu par les comités de quartier. Vous me déposez à Colonel-Fabien, avant de passer à l'hôpital? Je ferai le reste à pied.
Suzanne descend bel et bien place du Colonel-Fabien, contourne la voiture, se penche à la fenêtre de Julie, et nous sort en guise d'adieu une petite phrase dont elle n'a pas dû abuser dans sa vie:
— Je vous ai beaucoup aimés, tous les deux, beaucoup. Continuez.
Un dernier éclat de ses yeux d'Irlandaise, un petit geste de la main, et elle s'éloigne d'un pas si ferme qu'on la jurerait en marche pour le Poitou. Va savoir pourquoi, je dis:
— Tu savais que cette latiniste est ceinture noire de judo?
— Et que cette reine des cinéphiles est championne de tennis, oui, le savais, répond Julie en embrayant.