— Il a bien fallu qu'il les achète à quelqu'un, ces tatouages.
— Pas à Sainclair. A quelqu'un d'autre, peut-être.
Oui, Ronald de Florentis est probablement l'extrémité candide d'une longue chaîne de culpabilités décroissantes.
— Drôle de commerce, tout de même… marmonne Julie.
Opinion partagée par Suzanne, qui glisse sa tête entre nos deux sièges.
— C'est vrai, je me vois mal financer une cinémathèque sur un trafic de peau humaine. Le cinéma a beaucoup de défauts, mais ce n'est tout de même pas une industrie anthropophage. Jusqu'ici, il ne dévorait que les âmes. Encore faut-il croire aux âmes…
Et Suzanne de nous annoncer, comme ça, sans sommation, qu'elle lâche ce projet de cinémathèque, qu'elle retourne enseigner le grec et le latin dans son Poitou natal; elle part ce soir même, et définitivement.
— Je vous enverrai mon adresse. Vous viendrez voir de beaux films à la maison.
— Vous abandonnez le Zèbre?
Elle nous offre une dernière fois son rire de campanile.
— Je n'ai jamais eu la fibre militante et le Zèbre est très bien défendu par les comités de quartier. Vous me déposez à Colonel-Fabien, avant de passer à l'hôpital? Je ferai le reste à pied.
Suzanne descend bel et bien place du Colonel-Fabien, contourne la voiture, se penche à la fenêtre de Julie, et nous sort en guise d'adieu une petite phrase dont elle n'a pas dû abuser dans sa vie:
— Je vous ai beaucoup aimés, tous les deux, beaucoup. Continuez.
Un dernier éclat de ses yeux d'Irlandaise, un petit geste de la main, et elle s'éloigne d'un pas si ferme qu'on la jurerait en marche pour le Poitou. Va savoir pourquoi, je dis:
— Tu savais que cette latiniste est ceinture noire de judo?
— Et que cette reine des cinéphiles est championne de tennis, oui, le savais, répond Julie en embrayant.
La première personne sur qui nous tombons dans le hall de l'hôpital Saint-Louis est le professeur Berthold, suivi de son éternel troupeau de blouses blanches. Il nous accueille comme seul Berthold sait accueillir. Il nous désigne à sa nichée de canetons savants en gueulant à travers le grand halclass="underline"
— Je vous présente le couple Malaussène, bande de nains! A eux seuls ils contribuent puissamment aux progrès de la médecine. Vous croyez voir un petit ménage comme les autres — un peu plus réussi que la moyenne côté femelle, peut-être — eh bien, vous vous gourez, comme d'habitude! C'est tout un département de recherche expérimentale qui s'avance vers vous! Regardez-les, bande de nains, et rendez grâce, vous leur devez tout, vous qui êtes supposés incarner la médecine de demain!
Et, à nous:
— Vous avez oublié quelque chose? Le petit est né sur vos genoux? C'est qu'il est en pleine forme, le saloupiot, il ne demande qu'à sauter dans l'arène!
— Où est Gervaise?
Au ton de Julie, Berthold s'aperçoit que quelque chose cloche:
— Gervaise? Partie avec vous il y a environ trois quarts d'heure.
— Comment ça, partie avec nous? On arrive! dis-je, en utilisant les derniers mots que la terreur laisse à ma disposition.
— Vous arrivez, vous arrivez, s'obstine Berthold, vous l'avez appelée de la cafétéria il y a trois quarts d'heure et elle est descendue vous rejoindre!
— De la cafétéria? Qui a pris la communication? C'est vous?
— Non, c'est ma secrétaire. Gervaise était en train de se rhabiller et ma secrétaire lui a annoncé que M. Malaussène l'attendait à la cafétéria.
Nous fonçons chacun dans notre direction, Julie chez Gervaise et moi vers la maison. Comme toujours, je laisse ma terreur s'occuper de mes jambes, et mes jambes avalent Belleville, ses couleurs et son béton, ses façades mortes plus vivantes que les neuves, ses étalages de ferblanterie et ses devantures de fringues déchues… Comme c'est soir de marché, les épluchures volent sous mes pieds, et comme je n'ai que toi en tête je m'efforce de ne glisser sur rien, de ne pas te secouer, promesse redevenue si fragile, espoir si ténu qu'un pas de côté, une pensée de travers pourraient te décourager à jamais d'éclore, et je ne sais plus que penser, et je ne pense plus rien, je cours sans même prendre la peine de maudire cet abruti de Berthold, je cours sans oser me figurer vers quoi je cours, je cours vers une porte de quincaillerie derrière laquelle je voudrais voir Gervaise occupée à dorloter Verdun, je cours vers une image chère à Gervaise, oui, une vierge du Quattrocento, grosse d'un petit Malaussène et couverte des marmots alentour, je cours et j'ai couru si vite que la porte de la quincaillerie explose sous le choc.
En fait de vierge ronde, c'est une plate vestale qui m'accueille, et froide comme un décret.
Thérèse. Assise, seule, à la table de la salle à manger.
Et qui me tend un petit magnétophone noir.
— Ne t'affole pas comme ça, Benjamin, tout est expliqué là-dedans.
Bon. Une explication. C'est mieux que rien.
Thérèse ajoute:
— J'ai toujours pensé que ça devait finir comme ça.
Bien que cette situation soit manifestement inédite, j'ai la sensation pénible de l'avoir déjà vécue dans ses moindres détails — une sorte de vertige de la mémoire.
— Comment ça marche, ce truc?
— Tu appuies là.
J'appuie là.
Une petite bande se met à tourner, et j'entends l'explication.
Ce n'est pas la voix de Gervaise. C'est la voix de maman:
«Mes tout petits, maintenant que vous ne risquez plus rien… »
La perspicacité maternelle…
«... maintenant que vous ne risquez plus rien…»
Ça y est, je sais où et quand j'ai déjà vécu cette situation: ici même! L'année où maman nous a quittés pour Pastor.
A ceci près qu'à l'époque je n'écoutais pas une bande magnétique, je lisais une lettre, le cœur en miettes, persuadé qu'elle allait m'annoncer le départ de Julie avec l'inspecteur-tueur-de-charme. Mais non, c'était maman. Et aujourd'hui, alors que je brame après des nouvelles de Gervaise, c'est encore maman!
— Il est tombé amoureux d'elle quand il est venu déposer la première cassette, Benjamin, celle qui t'innocentait, l'enregistrement de la voix de Clément.
Je colle le petit magnéto à mon oreille.
— C'est ce que maman explique ici, oui, merci, je ne suis pas sourd!
Mais la voix de Thérèse s'obstine à doubler les explications de maman:
— Il s'est épris de sa transparence, Benjamin!
En effet, c'est, mot pour mot, la phrase idiote de notre mère:
«Barnabé s'est épris de ma transparence.» (Sic!)
— Il a été un grand soutien dans son deuil. Il a réussi là où nous avons tous échoué, il l'a guérie, Ben! C'est avec lui qu'elle parlait en cachette. Il lui avait donné une de ces petites machines…
«... grand soutien, dans mon deuil… »
Le fait est qu'il faut l'entendre au moins deux fois pour le croire. A peine ressuscitée, maman s'envole avec Barnabé! Après le Zèbre et les colonnes de Buren, Barnabooth a escamoté notre mère!
— Et elle ne l'a jamais vu, tu te rends compte! Elle ne sait même pas à quoi il ressemble! N'est-ce pas magnifique?
Thérèse… ô Thérèse… triste fleur bleue séchée sur pied… comme je t'aime et comme je me retiens de t'étrangler…
— Ils ont pour projet de reconstruire la maison du Vercors, d'en faire un temple de la transparence… une maison invisible… comme dans un conte de fées… Ce sera le chef-d'œuvre de Barnabooth!
Et si je l'étranglais, après tout?