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«Non», pensa Titus.

Gervaise, on ne peut plus sphérique, dans la lumière des phares.

«Oh, non!» répéta Titus.

Gervaise, paisiblement, sur ce perron de notaire, le reste de son petit doigt dans un gros pansement.

— Planque-toi, Gervaise! Fous le camp! hurla-t-il.

Sans autre effet que d'éveiller l'attention de Marie-Ange.

Les deux femmes se regardaient, à présent. Marie-Ange maintenait le front de Sainclair dans le creux de son épaule. L'autre main s'était glissée dans la poche intérieure du blouson.

— Nooon! hurla Titus.

La poignée de la porte céda.

Il se rua vers ses pieds mais se brisa les ongles sur les nœuds de ses liens. Il réussit à ouvrir la portière et se jeta hors de la voiture.

— Arrêtez, Marie-Ange, ce n'est pas ce que…

Il y eut deux détonations sourdes.

Là-haut, Gervaise ne s'effondra pas.

Mais le corps de Sainclair s'affaissa imperceptiblement. Marie-Ange le maintenait toujours contre sa poitrine.

Elle se retourna, son arme à la main, et sourit à l'inspecteur Titus.

Il gisait sur le gravier, les pieds en l'air, toujours attachés à la portière.

— Vous aviez raison, Titus, un pareil amour n'était pas fait pour vieillir en cellule.

Avant que Titus n'ait pu répondre, elle s'était refermée sur le cadavre de Sainclair, avait retourné l'arme contre elle, et une troisième détonation retentit, plus étouffée encore que les deux précédentes.

69

C'est là que tu as décidé de naître. Tu as frappé de furieux coups à la porte et Gervaise s'est effondrée. Titus a d'abord cru qu'elle avait été touchée par un des projectiles. Il s'est mis à brailler comme un âne, mais elle s'est relevée, le souffle coupé, en lui faisant signe que ce n'était rien, que c'était toi. Elle est allée le libérer en récupérant la clef des menottes dans son blouson. Au passage, elle a couvert les corps de Sainclair et de Marie-Ange, moins pour la pudeur que pour la fraîcheur de la nuit. Ils se tenaient embrassés comme une allégorie de l'amour. Un liseré de sang les soudait l'un à l'autre. Titus a appelé Silistri au téléphone pour qu'il s'amène avec une ambulance et qu'il prévienne la tribu Malaussène que tu étais à point. Il allait transporter Gervaise dare-dare à l'hôpital Saint-Louis.

— Non, s'est écriée Gervaise, chez Postel-Wagner!

S'en est suivie une brève controverse:

— A la morgue? Mais bon Dieu, Gervaise, on n'accouche pas dans une morgue!

— Chez Postel! insista Gervaise.

— Bon, dit Titus dans le téléphone, pas à Saint-Louis, alors, à la morgue!

— A la morgue? demanda Silistri.

— Chez Postel-Wagner, insista Titus, elle veut accoucher entre les mains de Postel.

C'est là que nous sommes tous venus t'accueillir. Quand je dis tous, c'est tous, tu peux faire confiance à l'instinct de la tribu. Il y a les Malaussène et les Ben Tayeb, bien entendu, mais il y a Loussa de Casamance, aussi, et Théo, la reine Zabo, l'inspecteur Caregga et le divisionnaire Coudrier, Hélène et Tanita, les femmes des inspecteurs Titus et Silistri, Marty, Berthold et Mondine, il y a les vivants et il y a les morts, les nôtres: Thian, Stojil, Clément, Pastor, Matthias et Cissou, mais aussi, tout autour de nous, les morts de Postel-Wagner, les morts inconnus dressés sur les gradins de leur éternité, très curieux de savoir ce qui va surgir là, entre les cuisses de Gervaise, à quoi va ressembler ce petit nouveau dont l'apparition justifiera leur existence et apaisera leur départ, et les vivants accompagnant Gervaise du geste et de la voix, la reine Zabo, toujours épatante dans ces circonstances: «Respirez! Poussez! Respirez! Poussez!», entraînant tous les autres comme un vrai maître de chorale tout en se demandant à part soi: «Mais qu'est-ce que je raconte, moi: respirez-poussez… qu'est-ce que je raconte?», Berthold assistant de très près à la manœuvre: «Fais gaffe, Postel, ne me l'abîme pas surtout, tu ne veux pas me laisser faire?», et Marty, veillant comme toujours aux justes proportions de Berthold: «La paix, Berthold, ce n'est pas votre gosse, c'est celui de Malaussène…», Mondine confirmant la chose avec une voix de ventre: «T'inquiète, professeur, je vais te le faire, le tien, j'ai mis l'usine en branle…», Jérémy prenant tout ça en note sur le petit calepin du réalisme romanesque, et moi, bien sûr, moi, la main de Julie broyée dans la mienne, l'autre main torturant les oreilles de Julius, moi tellement anxieux de la tête que tu vas nous faire après ces neuf mois d'odyssée… c'est qu'elle pourrait être légitimement courroucée, cette tête, ou blasée affreusement, ou terrifiée à l'extrême, ou mysticoïde, aspirant à l'assomption immédiate, ou capricieuse au-delà du raisonnable: «Encore, encore l'aventure! encore, les coups de pétards! encore, les snuffeurs! encore les baiseurs au clair de lune! et oncle Titus attaché par les pieds à la portière de la voiture, encore!» (parce que la banalité de ce qui va suivre risque d'être un peu déprimante, forcément… il va falloir que tu entres dans leur vraisemblance, à présent… et que tu «participes», surtout, ils prétendent que c'est l'essentiel, «participer»), très inquiet, donc, je suis, de toutes tes têtes possibles — les têtes auxquelles tu as échappé — lorsque tout à coup, là, maintenant, à quatre heures quarante du matin, à cinq heures moins vingt, si tu préfères, flash de Clara: ta tête à toi! éternisée à la seconde pile où tu franchis la ligne d'arrivée!

Allez Louïa! Hourras! Liesse générale. Envol joyeux des morts de Postel-Wagner dans le ciel de la ville… libres, enfin, filant à grand bruit d'ailes avec les pigeons du petit matin.

Et Postel présentant le champion à l'adoration des foules.

Et la retombée du silence sous le parachute du ravissement.

Ta tête à toi, mon petit être…

Oh! le beau silence.

Pas cabossée du tout, ta tête, pas une tête de rescapé.

Ni une tête furibarde.

Pas peur, non plus.

Et pas blasé pour deux ronds.

Pas le moindre regret, pas une tête de nostalgie.

Et pas tournée vers le haut, pas une tête d'affidé au Grand Parano.

Aucune idée préconçue, aucune motion préalable, pas une tête de contentieux.

Pas disposé à trouver le monde si logique que ça, pas enclin à le trouver absurde, non plus.

Mais mystérieux, plutôt, intéressant, quoi.

La tête même de la curiosité!

— C'est tout à fait vous deux, dit Gervaise, en nous embrassant Julie et moi.

— Avec un petit quelque chose de toi, Gervaise…

Et Postel-Wagner de nous montrer à tous ta main gauche, grande ouverte. Le joli éventail de tes doigts potelés. Cinq doigts, oui, mais cinq doigts moins une phalange: la phalange manquante du petit doigt gauche de Gervaise.

— Un petit Monsieur Malaussène, pas de doute possible, commente le divisionnaire Coudrier.

— Et c'est comme ça qu'on va l'appeler, déclare Jérémy.