— Robin du bitume… ce serait un beau sujet de film, observe Matthias Fraenkhel.
— Plutôt une pièce de théâtre! s'écrie Jérémy, saisi d'une brusque inspiration. C'est tout un bordel de faire un film. Mais une pièce, ce serait beaucoup plus facile!
— D'autant que je pourrais en faire une vidéo, approuve Graine d'Huissier qui chope au bond l'occase de son premier chef-d'œuvre.
— Suzanne, qu'est-ce que tu en dis? Tu nous prêterais la scène du Zèbre?
— Et qui est-ce qui l'écrira, ta pièce? demande Thérèse, dont le scepticisme plane sur tout ce qui ne concerne pas les astres.
— Moi! hurle Jérémy. Moi! Avec les trois ou quatre années qu'on vient de se farcir, c'est pas la matière qui manque!
— Je jouerai dedans? demande le Petit.
— Tu joueras, Clara jouera, Leila, Nourdine, Verdun, C'Est Un Ange, tout le monde jouera! Même moi, je jouerai! Je suis un très bon acteur! Pas vrai, Benjamin, que le Petit et moi on est de très bons acteurs?
Ma fourchette en suspension…
Bon prince, Jérémy ajoute:
— Note que t'es pas mauvais non plus, en prof de procréation. Très à l'aise… les gamètes mâles et femelles… le cône d'attraction… toi aussi, tu joueras, Ben, c'est promis!
Et les voilà repartis, le Petit et lui, en pleine rigolade privée.
— Quel jour de la semaine joueriez-vous? demande Suzanne O' Zyeux bleus qui se sent pousser des ailes de sponsor.
— Tu acceptes?
Le rire de Jérémy s'engargouille.
— Tu accepterais de nous prêter le Zèbre!
— Quand joueriez-vous?
— Pour commencer, le dimanche après-midi, quand tout le monde s'emmerde. Ensuite…
— Contente-toi de commencer. Dès que tu auras écrit ta pièce, je déprogrammerai mon dimanche après-midi, et si ça marche, on essayera de libérer des soirées.
— Suzanne!
C'est un véritable hurlement qu'a poussé Jérémy.
— Suzanne! Suzanne! Nom de Dieu, Suuuuuzanne!
Et le voilà qui fout le camp dans la chambre des gosses, en braillant:
— Je m'y mets tout de suite: La saga Malaussène! Robin du bitume! Et dans les meubles de Belleville, en plus! Ça va chier des bulles!
Loi de la physique familiale: tout enfant quittant une table avec précipitation provoque une hémorragie. La seconde suivante, il n'y a plus que les adultes autour de la nôtre.
Maman dit:
— C'est vraiment gentil à vous, Suzanne.
Suzanne l'interrompt de son rire clair:
— Au point où en est le Zèbre… un four de plus ou de moins…
Quand je dis «clair», le rire de Suzanne l'est au sens très propre du mot. Il y a, dans ce rire-là, une lumière qui traverse la rieuse sans rencontrer la plus petite arrière-pensée, la plus légère humeur, le regret le plus ténu. Ça donne un chapelet de notes limpides, un carillon du matin dans un ciel d'Île-de-France (si je puis me permettre), et qui vous entraîne vers le haut.
— La situation est si catastrophique? demande Julie. Le Zèbre est réellement menacé?
— Ni plus ni moins menacée que Belleville, dit sobrement Suzanne.
— La clef dans la poche de La Herse, comme tout le monde, tranche Cissou qui n'avait rien dit jusque-là.
Condoléances anticipées.
Que Matthias Fraenkhel interrompt, avec son bredouillement confus:
— Pardonnez-moi, Suzanne… mais si le Zèbre devenait… je ne sais pas… une sorte de… monument historique… un temple érigé à la gloire du cinématographe, par exemple… ne serait-ce pas une façon de protection… non?
(Ainsi parle Matthias Fraenkheclass="underline" «cinématographe», «aéroplane», «tourne-disque», «chemin de fer», «té ès effe» et «façon de protection» en un petit lexique obsolète où le temps a renoncé à se poursuivre depuis bien des années.)
— Un temple à la gloire du cinématographe, docteur Fraenkhel?
Le sourire de Suzanne attend de comprendre.
Matthias se tourne vers Julie:
— Je crois que le moment est venu… de vendre votre marchandise… ma petite Juliette.
Oui, Matthias vouvoie Julie, comme il vouvoie tous les bébés qu'il accueille à l'arrivée; question de savoir-vivre: «Avez-vous bien voyagé?» «Etes-vous satisfait de nos services?» «Eh bien, ma foi, il ne nous reste plus qu'à vous souhaiter une heureuse existence…»
(Qu'en penses-tu, ça vaut mieux que le claque-fesse traditionnel, en guise de bienvenue, non?)
— Voilà, annonce Julie. Le vieux Job, le père de Matthias, m'a désignée comme sa légataire universelle pour tout ce qui touche à sa propriété cinématographique. Probablement la cinémathèque privée la plus importante au monde, Suzanne. Il nous semble, à Matthias et à moi, que vous êtes la personne la mieux désignée pour gérer ce patrimoine, en faisant du Zèbre ce que Matthias appelle un temple au cinématographe. Les films vous appartiendraient. Matthias vous en céderait la propriété pour un franc symbolique. Charge à vous de les programmer. Qu'en pensez-vous?
Suzanne, qui pour vouer son existence au cinématographe a dû passer sa vie à enseigner le grec et le latin dans les écoles qui en voulaient encore, est plutôt d'accord; mais on lit clairement dans ses yeux qu'elle n'en croit guère ses oreilles.
— Ce n'est pas tout, indique Matthias. Parlez-lui donc… du Film Unique, Julie… le grand œuvre de Job et de Liesl.
— Le vieux Job a eu quatre-vingt-quinze ans cette année et sa femme Liesl, la mère de Matthias, quatre-vingt-quatorze ans, s'éteint doucement, à l'hôpital Saint-Louis. Or, voilà soixante-quinze ans qu'ils tournaient ensemble le même film: Job aux images et Liesl au son. Soixante-quinze ans de tournage secret, Suzanne! Ils souhaitaient que ce film ne soit projeté qu'après leur mort, devant un public restreint, que le vieux Job m'a chargée de composer depuis qu'il sait Liesl condamnée. La projection pourrait avoir lieu sur l'écran du Zèbre, et nous pourrions dès maintenant sélectionner les spectateurs, qu'en pensez-vous?
Visiblement, Suzanne n'en pense que du bien.
— Le vieux Job n'y met qu'une condition, continue Julie. Il exige que la bobine et son négatif soient détruits publiquement à la fin de cette projection. Oui, c'est sa conception du véritable «événement cinématographique». Une seule et unique projection pour ce Film Unique. Un événement, ça ne se répète pas. J'ai entendu Job me seriner ça pendant toute mon enfance.
— N'est-ce pas en contradiction avec la constitution de sa cinémathèque? Une cinémathèque se fonde sur le principe même de la répétition, non?
Il n'y a pas long de l'étonnement de Suzanne au sourire de Matthias Fraenkhel.
— Mon vieux père déteste à peu près tous les films de sa collection. A ses yeux, ce sont moins des œuvres d'art que… disons… des pièces à conviction.
— Des pièces à conviction?
— Des preuves de la dégénérescence du cinématographe depuis son exploitation publique, oui… c'est un sujet sur lequel il est intarissable.
Suzanne écoute, Suzanne apprécie, Suzanne est toute reconnaissance, mais Suzanne O'Zyeux bleus se voit mal en pilleuse d'héritage.
— Et votre fils? Vous nous avez bien dit que vous aviez un fils, n'est-ce pas?
— Barnabé?
Un ange mélancolique s'offre un discret tour de table.
— Oh! Barnabé va beaucoup plus loin que son grand-père dans la détestation du cinématographe… Là où mon père a voué son existence à la création d'un film unique, Barnabé consacre la sienne à ce qu'on pourrait appeler… le contraire du cinéma.
— Le contraire du cinéma? s'exclame Suzanne avec son rire de campanile: qu'est-ce que c'est que ça, le contraire du cinéma?