Выбрать главу

— Il vous en fera peut-être la démonstration… je crois savoir qu'il doit venir à Paris… un de ces jours.

(Peut-être… je crois savoir… un de ces jours… syntaxe dubitative des familles déglinguées.) L'embarras s'installerait de nouveau, si la porte des enfants ne s'ouvrait tout d'un coup.

— Suzanne, est-ce qu'on pourrait tous dormir au Zèbre, avec Clément?

C'est Jérémy qui a posé la question en désignant l'ensemble des frères et sœurs rangés derrière lui.

— Pour faire corps avec le théâtre, tu comprends, ça faciliterait la mise en espace!

«Faciliter la mise en espace», «faire corps avec le théâtre», ça y est… il n'a pas encore écrit sa pièce, ce petit con, qu'il a déjà flanqué son vocabulaire en uniforme. Suzanne l'a pigé:

— Je ne vois personnellement aucun inconvénient à faciliter ta «mise en espace», Jérémy, mais il me semble que l'autorisation de «faire corps avec le Zèbre», ce n'est pas à moi qu'il faut la demander.

Jérémy me regarde. Je regarde Jérémy. Jérémy insiste. Je ne moufte pas. Alors, Jérémy comprend. Et se tourne vers maman.

Qui dit:

— Dormir au Zèbre pour mieux préparer votre spectacle? Si ça ne dérange pas Suzanne, je crois que c'est une bonne idée.

*

Et voilà comment, en quelques mots souriants, prononcés au-dessus d'une assiette restée pleine, maman se sépare de toute sa famille et décide de vivre seule dans la maison de sa tribu, et dans une peine d'amour dont elle ne nous dira jamais rien. Je cherche le regard de Thérèse.

Qui ne cherche pas le mien.

Je pense à maman.

Puis, à Clara.

Tant que mes yeux pourront larmes épandre…

Clara préparait ça, il y a quelques années, pour l'oral de son bac de français.

Tant que mes yeux pourront larmes épandre

Louise Labé… Que disait donc le vers suivant?

... tant que… tant que

Chaque vers y allait de sa chanson d'amour.

Tant que mes yeux pourront larmes épandre A l'heur passé avec toi regretter

Oui… oui oui…

Mais encore?… la suite, la suite, ô ma fichue mémoire…

Les quatrains s'achevaient sur un décasyllabe en suspension:

Je ne souhaite encore point mourir.

A la bonne heure, maman…

A la bonheur…

III

FILS DE JOB

Je suis né par curiosité.

9

C'était cela, les soirées de ton avent. A l'heure de la séparation, Julius le Chien et moi offrions un brin de compagnie à Matthias, en quête d'un taxi.

— Alors, Benjamin… cette paternité?

Des arrière-conversations de ce genre…

— Ça va, Matthias, je la négocie, comme on dit aujourd'hui.

— Vous la gérez?

Nous rigolions un peu. Les habits neufs des mots, c'est toujours un bon sujet de rigolade.

— Je la digère. On cause, le petit locataire de Julie et moi… Enfin, il écoute, surtout. Je le préviens de ce qui l'attend. Vous savez, comme en 40, le briefing avant le parachutage du héros sur la patrie occupée. Pas plus tard qu'hier, je lui ai bien recommandé d'enterrer son pépin, dès qu'il aura touché le sol… En temps de paix comme à la guerre, personne ne vous pardonne la découverte d'un pépin.

(Ça me faisait un bien fou, ces petites conneries…)

— Vous êtes tout de même un homme étrange, Benjamin…

Nous n'étions pas trop pressés de trouver un taxi.

— Vous n'êtes pas mal non plus, Matthias, dans le genre particulier.

Nous en laissions même passer quelques-uns, des taxis. Leur jaune loupiote sur la tête, ils allaient, autour de leur vide. Ils payaient pour tous ceux qui ne s'arrêtent pas quand on veut les remplir.

— Sans rire, Benjamin… on vous envoie une balle dans la tête… on vous vide de tous vos organes… on vous tue deux ou trois fois… et cela ne vous fait apparemment ni chaud ni froid. Vous faites un enfant à Julie… et vous voilà dans tous vos états!.. Un curieux préjugé, tout de même.

— Un préjugé?

— En faveur du néant, parfaitement. D'où peut venir l'idée que le néant est plus confortable que la vie, si ce n'est d'un préjugé?

Ça méritait quelques pas de réflexion, cette réflexion.

— Et vous, Matthias, vous et votre Eternité?

— Oh! mais, je ne préjuge pas de l'Eternité!

Quelques pas encore, et il avait ajouté:

— C'est bien pour ça que je ne suis pas pressé d'y renvoyer les bébés.

*

Julie passait une partie de ses nuits à me raconter ce morceau de son enfance: la période Fraenkhel.

— C'était pendant mes années de collège. Le gouverneur mon père m'avait flanquée pensionnaire à Grenoble. Les Fraenkhel étaient mes correspondants. Ils habitaient le Vercors, la vallée de Loscence.

J'aimais beaucoup ça, découvrir l'enfance de Julie en attendant la surprise de ton enfance à toi. C'est la vie: on rembobine d'un côté, on colle un chargeur neuf de l'autre. Paré pour la suite de la projection.

— Le vieux Job couvrait le monde de pellicule sans bouger de son trou?

— Non, c'est sa résidence secrète, la maison du Vercors! Demeure cachée, intimité, il n'a même pas le téléphone. Juste un fax, dont il est le seul à connaître le numéro. Job a un siège social à Paris, un appartement, en fait. Et puis, il voyageait beaucoup: Rome, Berlin, Vienne (sa femme, Liesl, est d'origine autrichienne), Tokyo, New York… Pourtant, Job, Liesl et Matthias sont présents à Loscence dans tous mes souvenirs, exactement comme s'ils ne sortaient jamais de cette cachette. Je suppose qu'ils s'arrangeaient pour être là quand Barnabé et moi étions en vacances.

— A propos, qu'est-ce que c'est que cette histoire de cinémathèque privée? Tu es vraiment la légataire du vieux Job?

— Oui, c'est même un des souvenirs les plus marrants de cette période.

Elle en riait encore, dans notre nuit. Elle en rigolait doucement, contre mon épaule.

*

Elle avait dans les treize ans. Elle était en quatrième. Un jour — c'étaient les vacances de Pâques — elle se pointe à Loscence, chez les Fraenkhel, avec un sujet de rédaction donné par un prof qui devait se croire bougrement en avance sur son temps:

Imaginez le drame d'un comédien du cinéma muet éliminé par l'avènement du parlant.

— C'est le contraire qui serait dramatique! s'était écrié le vieux Job. Les acteurs d'aujourd'hui seraient tous éliminés par l'avènement du muet! Ils ne sont bons qu'à gesticuler de la bouche, et la musique fait le reste! Leur bavardage… leur musique… leurs bruitages… C'est bien simple, Juliette (toute la famille l'appelait Juliette), plus personne ne joue, au jour d'aujourd'hui, tout le monde parle. Les corps n'expriment rien du tout… il n'y a plus que des lèvres, et les mots ne suivent même pas la cadence! Si tu veux mon avis, le cinéma muet était déjà vide, ma petite Juliette, mais le parlant, ce fut l'emballage autour du vide! Ne ris pas, fais l'expérience, ferme-leur le museau à tous ces phraseurs, fourre-toi du chewing-gum dans les oreilles, tu verras, ils disparaîtront de l'écran! Ils disparaîtront!

Le vieux Job avait brodé une matinée entière sur ce thème. Julie et lui étaient descendus dans l'ancienne grange qui abritait la cinémathèque et ils s'étaient envoyé deux ou trois péplums ritalo-américains en guise de confirmation. Au bout du compte, Julie avait rendu un devoir symétrique au sujet proposé: