Выбрать главу

CORRENÇON Le 24 mars

Julie

Quatrième 2

Rédaction
Sujet:

Racontez le drame d'un comédien du cinéma parlant éliminé par l'avènement du cinéma muet.

Une très jolie rédaction:

C'était l'histoire d'une grande gueule hollywoodienne, un vrai mythe du parlant, brutalement confronté à l'avènement du muet. Tous ses collègues hurlent à la régression, mais lui, l'acteur-crooner, il affirme que non non non, vive le muet, un art enfin véritable, débarrassé des scories du ciné-tintamarre, et il se déclare prêt à faire don de sa personne au silence. On le prend au mot. On l'embauche. On le super-produit. Des millions de macro-dollars. Et le voilà qui se présente devant l'œil de la caméra comme le premier chrétien sous la prunelle du lion. (C'était d'ailleurs le sujet du film.) On tourne, il prend des poses, on coupe, on développe la pellicule. (Une pelloche fournie par les laboratoires du vieux Job.) Que dalle. Vierge. Pas la plus petite trace de l'acteur-crooner. Tout le reste y est, le décor, les lions, les autres acteurs… mais pas lui. On vérifie la caméra, on touille les émulsions, on file une louche de valium au producteur et on remet ça. Rebelote: pas la plus petite trace du crooneur. Au bout d'une dizaine d'essais, il faut bien se rendre à l'évidence: la star du parlant n'impressionne pas la pellicule du muet. Probablement une affaire de chromosome. On a beau le filmer, il reste aussi invisible qu'un vampire dans un miroir. La suite est épouvantable. Rupture de contrat. Le producteur reprend ses billes, intente un procès qui lessive le crooneur, et part à la pêche aux descendants de Chaplin et de Keaton. Le crooneur achève de se faire rincer par le psy des stars qui l'allonge sur son divan et le soulage de sa monnaie sans pouvoir lui tirer un mot, parce que, non content de l'avoir effacé, le muet l'a rendu muet. Alors c'est le suicide. Réduit à néant, l'ex-mythe se noie dans une cuve de révélateur. Qui, bien entendu, ne révèle rien du tout.

*

Silence…

O les jolis silences de nos nuits éveillées…

Le nombre d'insomnies peinardes que nous nous sommes offertes, ta mère et moi, depuis que nous nous connaissons…

Le sommeil est une séparation…

Finalement, je dis:

— Pas mal.

— N'est-ce pas? Pour une gamine de cet âge…

— Et combien tu as eu?

— Quatre heures de colle. Tout compte fait, le prof n'était pas si en avance que ça sur son temps. Mais c'est le vieux Job qui a été content!

Le vieux Job avait lu le devoir avec des larmes de rire. Puis il s'était mis à chialer pour de bon. Sans transition. Il avait serré Julie contre lui et pleurait à gros bouillons. Elle le savait très émotif, comme tout vrai tueur d'industrie, mais elle avait tout de même été un peu surprise.

— Quelque chose qui cloche, Job?

— Ça va très bien, au contraire, je viens de me trouver une héritière.

*

— Et Barnabé?

Parce qu'il y avait Barnabé, aussi, le fils de Matthias, le petit-fils de Job. Il m'intéressait, Barnabé.

— Vous étiez pensionnaires ensemble?

— Pas dans le même dortoir.

— Quel genre de Barnabé c'était?

Le genre ami d'enfance, compagnon des premiers pas, frère de cœur, cousin de la main gauche, de ceux dont on dit, quand on les retrouve trente ans plus tard sur les albums de famille: «Regarde, c'était Barnabé!» A ceci près que Barnabé ne se laissait jamais photographier.

— Comment ça?

— Dès qu'il a pu donner sa dimension symbolique au langage, il a refusé de se laisser prendre. Une hostilité de sauvage à la photographie.

— La raison?

— Haine fascinée pour le vieux Job, rejet radical de son univers de pellicule. Opposition farouche à la figure du grand-père. C'est un cas, Barnabé.

Pendant que Job et Liesl bossaient à leur Film Unique, Barnabé détruisait ses photos de bébé.

— Du point de vue de l'iconographie familiale, Barnabé, c'est un trou dans les pages. Aucune photo de lui.

— Le contraire du cinématographe?

— Sa négation absolue.

Julie et Barnabé avaient un jeu à eux. Quand Julie allait au cinéma, à Grenoble, Barnabé ne pénétrait jamais dans la salle. Il se contentait des photos punaisées dans les halls; à partir de ces déchets il racontait le film qu'on projetait à l'intérieur.

— Quoi?

— Comme je te le dis. Tu montrais à Barnabé dix photos de n'importe quel film, dans n'importe quel ordre, il recomposait l'histoire sous tes yeux, début, développement et chute, à la séquence près. Il allait même jusqu'à deviner le type de musique qui soulignait les temps forts.

Talent singulier qui arrondissait leurs fins de mois. Les copains n'y croyaient pas. Julie pariait, faisait monter les enchères. On collait Barnabé devant les photos, on allait vérifier dans les salles. Barnabé et Julie empochaient la victoire.

— Il avait besoin d'argent pour acheter son matériel de spéléo.

Parce que l'été venu, quand la France entière exposait ses hectares de peau au soleil, Barnabé, lui, plongeait sous terre, dans les grottes du Vercors, acharné à sa dépigmentation, poursuivant un idéal de transparence. La rentrée des classes le retrouvait diaphane comme une salamandre. L'automne voyait au travers.

— Tu le suivais, dans les grottes?

Question importante, ça.

— Oui, et sans lumière, encore! La grande ambition de Barnabé: se mouvoir dans le noir absolu. Annuler toute forme. Bien sûr, je le suivais dans les grottes! C'est toute l'histoire de mes vacances. Quand je n'étais pas devant un écran avec le vieux Job, j'étais dans le noir avec Barnabé.

Barnabé et Julie, à quinze ans, dans le noir abyssal.

— Il a décroché ta cerise?

Ça m'a échappé. Et l'expression n'est même pas de moi. Métaphore délicate de Jérémy le soir où Clara nous a quittés pour le lit de Clarence.

Rire de Julie.

— On peut dire ça comme ça. Mais la vérité historique m'oblige à avouer que c'est plutôt moi qui aurai fait éclore sa tulipe.

Quand on pose les questions, on s'expose aux réponses.

Silence.

— Ne fais pas cette tête, Benjamin. N'oublie pas: noir absolu; il ne m'a jamais vue nue!

C'est bien ce qui me cisaille. Se retrouver dans le noir, ta mère nue dans les bras, et ne pas céder à la tentation de craquer une allumette… si tu veux mon avis, il ne doit pas tourner bien rond, ce Barnabé…

10

Donc, la tribu a déménagé au Zèbre. Julie et moi avons conservé notre chambre, et maman est restée en bas, toute seule dans l'ex-quincaillerie. On se relayait auprès d'elle, pour essayer de la faire manger. Vaines séances de consolation muette que Jérémy appelait nos «tours de chagrin». Maman nous préférait sa solitude. Maman bénissait ce Zèbre qui la rendait à ses amours défuntes.

— Je t'assure, Benjamin, c'est très bien comme ça. Et puis, regarde, ça amuse tellement les enfants, le théâtre!

Le fait est que Jérémy avait donné à cette migration un lustre époustouflant, façon grande compagnie en partance pour le monde, Molière et son harem, la smala Ben Fracasse… J'ai vu le moment où ils allaient atteler des charrettes boiteuses à des chevaux trop maigres et prendre le large sous des capes élimées et des chapeaux à plume. J'entendais déjà les cahots de l'attelage sur les pavés de l'aube. Clara rigolait en douce, mais elle n'a pas raté cette occasion très officielle de se rapprocher de Clément. C'Est Un Ange sur la hanche et Verdun à ses basques ajoutaient à la vérité du tableau. Thérèse était parfaite dans le rôle de la réprobation résignée, et les regards navrés de Julius le Chien ne lui donnaient pas tort; ça les consternait d'avoir à suivre cette bande d'excommuniés.