— Un beau petit lot de baroudeuse, ma foi…
Elle ne se retourna pas.
— Journaliste, hein?
Il la regardait bien en face, à présent.
— Et du cœur à l'ouvrage, avec ça.
La soixantaine hirsute et sphérique. La moustache narquoise, les sourcils en verdict.
— Laissez-moi deviner… On est sur un coup fumant. On vient faire blinder son 4×4 pour partir à la pêche au scoop. On va risquer sa jolie peau pour l'édification morale de l'espèce? Non?
Elle le laissait aller.
Il n'alla pas plus loin.
— Tirez-vous, je n'envoie pas les femmes enceintes au casse-pipe.
Il tourna les talons et s'enfonça dans le hangar. Julie en resta sur place. Qu'il l'ait retapissée comme journaliste, passe encore. Qu'il lui ait supposé un reportage fumant, ce n'était après tout qu'une erreur de date. Mais qu'il ait repéré le petit pois chiche en elle sans l'attirail télescopique de Matthias, ça…
Il roulait comme un ours et se coulait avec aisance entre les chaînes et les treuils. C'était sa forêt. Il y disparut pendant que Julie prenait racine. Julie dont les narines frémirent.
— Je le suivrai au pastis.
Elle se reprochait cette petite mesquinerie quand une explosion muette et blanche fit danser l'ombre des chaînes. Puis vint le grésillement de la soudure.
C'était maintenant Julie qui se tenait debout derrière lui. Il soudait un arceau de protection aux côtes d'une 604 sur qui on avait dû se venger d'une sérieuse offense. Le doigt de Julie frappa la demi-sphère de son dos.
— Non, monsieur Avernon, je suis juste venue vous poser une question.
Il se retourna, le chalumeau à la main.
Julie le rassura:
— Une seule.
Il releva son heaume de fer et de mica.
— Une grande fille comme vous? Il vous reste encore une chose à apprendre? J'en crois pas mes yeux.
Elle pensa fugitivement: «Je te briserais bien les noix au fond de ta salopette», mais là n'était pas sa mission. Elle posa la question qu'elle était venue poser.
— Monsieur Avernon, quel est pour vous le comble de l'immoralité?
Il lui jeta d'abord un regard incrédule, puis une bonne moitié de ses poils disparut dans les ravines de la réflexion. La flamme du chalumeau s'éteignit d'elle-même, tant il prenait le problème à cœur. Le silence dura ce que durent les revues de détails. Il hocha la tête enfin et dit:
— Un travelling latéral.
Alors Suzanne sortit de l'ombre et invita Pierre Avernon à dîner au Zèbre, pour le soir même.
Le deuxième candidat œuvrait aux Télécom. Il plantait des fiches dans l'ignorance en détresse. Service des Renseignements. Son pain quotidien.
— Il travaille entre 14 et 22 heures et couvre notre secteur avec trois autres collègues, avait expliqué Suzanne. Nous avons une chance sur quatre de tomber sur lui. Passez-moi l'écouteur, Benjamin, si je reconnais sa voix, je vous ferai signe.
— Comment s'appelle-t-il?
— Inutile que vous sachiez son nom, Benjamin. Vous êtes n'importe quel usager, il s'attend à ce que vous lui demandiez de trouver un numéro de téléphone. Vous appelez, vous posez la question sur le ton de l'abonné lambda, et vous attendez la réponse, c'est tout.
— Rappelez-moi encore une fois la question, Suzanne.
Suzanne répéta, à mots bien détachés:
— Ce Delannoy, finalement, c'est Jules ou c'est Jean?
Benjamin avait composé le 12; il marmonnait intérieurement la question. Deux ou trois tonalités, clic, c'était bien les Télécom: un disque le lui confirma en vantant les mérites de la maison et les vertus de la patience. Puis une voix masculine fit savoir qu'on était disponible.
— Service des Renseignements, oui, j'écoute…
Suzanne fit un bref hochement affirmatif à Malaussène qui posa sa question.
— Bonjour, je voudrais savoir… «Ce Delannoy, finalement, c'est Jules ou c'est Jean?»
Le blanc qui précéda la réponse ne fut pas de l'hésitation mais l'éclair d'une surprise souriante, comme le confirma le rythme enjoué de la voix:
— C'est une réplique de Truffaut, ça, dans un film de Rivette: Le Coup du berger! Truffaut y faisait de la figuration. Il discute dans une surboum, et il lâche sa question, mine de rien, juste au moment où la caméra passe sur lui. «Ce Delannoy, finalement, c'est Jules ou c'est Jean?» Ça n'a pas dû plaire à Delannoy, ce petit numéro, mais nous n'aimions pas beaucoup son cinéma, nous autres. Vous avez vu L'Eternel Retour, ou La Symphonie pastorale? Ces soupes psychologiques… Non, je vous jure, il y avait vraiment de quoi se…
Suzanne prit l'appareil et interrompit l'ascension.
— Armand? Lekaëdec? Suzanne, ici. Viens dîner au Zèbre ce soir; c'est important.
Et Suzanne les recruta l'un après l'autre, imposant à chacun une épreuve à ce point inattendue que seul pouvait y répondre le cri du cœur: le réflexe cinéphile.
— La méthode Sept Samouraïs, fit observer Malaussène.
— Dieu sait pourtant que Kurosawa n'est pas ma tasse de thé, rétorqua Suzanne qui avait l'euphémisme guillotine.
Elle était du clan Mizoguchi, elle ne concevait pas qu'on pût prétendre aimer le cinématographe et poser l'œil sur une quelconque image kurosawaïenne.
Malaussène brandissait depuis toujours les étendards d'Akira. Il protesta de son adoration.
— Vous l'adorez, vous l'adorez…, explosa Suzanne. Ce n'est pas possible! Ou alors, vous l'adorez les yeux fermés! Vous fermez les yeux quand vous allez au cinéma, Benjamin? Enfin, quoi, vous ne voyez pas que ce truqueur est le pape de la redondance?
Les joues de Suzanne s'étaient empourprées et Malaussène jugea prudent de baisser pavillon. Son petit extincteur conceptuel n'aurait jamais eu raison d'un embrasement si soudain, et si savant.
Ce soir-là, à la table du Zèbre, les apôtres conviés par Suzanne avaient aux joues cette même couleur: le carmin cinéphile. Deux ou trois verres à peine, le ton était monté, les voix s'étaient alignées sur le diapason de la certitude, les pétitions de principe s'étaient mises à claquer comme des oriflammes. Ils n'avaient guère perdu de mots en retrouvailles. Ils avaient sauté à pieds joints dans le vif du sujet. Ils s'étaient reconnus pour ce qu'ils avaient toujours été, les enfants du cinématographe, venus de nulle part, nés de la pellicule même, en des maternités dont ils répétaient les noms avec ferveur: il y avait ceux de la rue de Messine, ceux du Studio Parnasse, ceux du Mac-Mahon… Suzanne les avait appelés de tous leurs horizons, et voilà, maintenant ils étaient attablés au Zèbre, passionnés comme devant, hurlant leurs choix qui étaient beaucoup plus que des préférences, Parnassiens et Mac-Mahoniens s'engueulant à pleins gosiers, s'opposant tel article de Positif ou des Cahiers du cinéma comme s'ils les tenaient encore à la main, papiers fantômes pourtant entre leurs doigts tavelés, après ces quarante années qui avaient emporté leurs cheveux, bousillé leurs ménages, éparpillé leurs familles, dissous les empires coloniaux, atomisé le grand Est, où l'Histoire avait à ce point bâclé le script quotidien de la télévision que la question de la mémoire était au menu de toutes les conversations.
Sauf de la leur.
Mémoire infaillible. Souvenirs intacts. Passion inentamée.
Coup d'œil furtif de Julie à Benjamin, sourire incertain de Benjamin à Julie.
A vrai dire, jamais Benjamin et Julie ne s'étaient trouvés entourés de cinglés plus sectaires, jamais ils n'avaient entendu siffler de jugements plus irrévocables, ni vu s'épanouir d'opinions plus apoplectiques. (Avernon cognait sur la table, propulsant dans les mains de Suzanne une bouteille qu'elle partageait entre les verres qui en profitaient pour se tendre. A ses condamnations tapageuses du travelling latéral, Lekaëdec opposait le sourire tranchant d'un Robespierre qui savait le sort réservé aux amateurs de plans fixes.)