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Très érudits, très braillards, très carmin cinéphile, parfaitement sincères dans l'exercice de leur mauvaise foi, et surtout, au fond de cette fureur, une gaieté de nature et de conviction qui accueillait les condamnations à mort avec de formidables éclats de rire.

Ils s'engueulaient à propos de tout, des thèmes abordés par un siècle de pellicule comme des moyens techniques utilisés pour les rendre visibles, sans épargner les personnes, bien entendu, de quelque côté de la caméra qu'elles aient eu l'imprudence de se placer.

— Les films comptent plus que les personnes, et chaque film plus que celui qui l'a fait. Le cinéma c'est la vie. Nous ne jugeons rien d'autre que la vie…

C'était bien à cela que les conviait Suzanne: juger la vie commune de Job et de Liesl. Juger l'œuvre d'une vie, eux qui avaient voué leur vie au cinématographe.

Tous connaissaient le vieux Job. C'était ce type qui, depuis près d'un siècle, fournissait de la pellicule à tout le monde, pour le meilleur et pour le pire. Le pourvoyeur impavide. Dieu le Père, en quelque sorte… et la liberté laissée aux hommes.

Tous acceptèrent.

Ils attendaient Dieu le Père au tournant de son film.

— Quand aura lieu la projection? demanda quelqu'un.

— La femme du vieux Job est morte il y a huit jours, expliqua Julie. Job estime que c'est la fin naturelle de leur œuvre commune. J'irai chercher le film et toute la cinémathèque dès le retour de Matthias.

13

Tu vois, il ne se passait rien. Clément Graine d'Huissier et Cissou la Neige rendaient Belleville à Belleville, Jérémy Malaussène mettait les Malaussène en scène, Suzanne créait une cinémathèque en un cinéma oublié des cinéastes, et ton innocence germait dans le giron de Julie. Allitérations, harmonie imitative, la vie ronronnante, pas le plus petit symptôme de destin… Le charme sans objet d'un roman qui se refuse à commencer.

Si tu me demandes un jour à quoi ressemble le bonheur — et tu me le demanderas — je te répondrai: à ça.

Nous nous levions, ta mère et moi, sous la perpendiculaire du soleil, nous cassions une croûte légère, nous nous accordions une petite sieste, puis nous descendions le boulevard de Belleville vers l'enseigne bondissante du Zèbre.

D'une façon ou d'une autre — l'homme n'est pas étanche — la nouvelle de la projection du vieux Job s'était répandue. Les candidats spectateurs pullulaient, mais Suzanne s'en tenait à son premier choix: pas un élu de plus.

— Rien que ce matin, j'en ai fichu cinq à la porte. Si je les écoutais, il faudrait louer le Grand Rex.

Elle virait son monde avec une fermeté souriante.

— D'où sortent-ils? demandai-je, je croyais qu'ils avaient tous quitté Paris.

— Ils sortent d'eux-mêmes, Benjamin, comme d'une tombe, si vous m'autorisez cette image. Ils nous jouent Le Retour des morts-vivants. Ils ont passé leur vie à faire des simagrées autour de la caméra, ils se sont compromis dans tous les trafics de l'image, ils ont menti, ils se sont menti, mais il y a une chose qu'on ne peut pas leur enlever: à l'origine, ils avaient tous le cinéma au ventre. Des anges déchus, en quelque sorte. Des vies perdues, qui donneraient tout pour voir le film unique d'une seule vie.

Le bleu de ses yeux se fit songeur.

— Tout de même… c'est fou la vitesse à laquelle se propagent les nouvelles dans l'univers pelliculaire!

— La vitesse de la lumière?

Elle acquiesça.

— Multipliée par le coefficient de la concupiscence.

Sourire.

— Et puisque vous êtes là, restez donc. Vous allez voir se pointer le plus frustré de tous. Leur roi! Tellement compromis dans toutes les manipes et bramant tellement après sa pureté originelle, que dans la profession il se fait lui-même appeler le Roi des Morts-Vivants.

*
LE ROI DES MORTS-VIVANTS

Nous n'avons pas la télévision, la tribu ne nous laisse guère le temps d'aller au cinéma, et pourtant, quand le Roi des Morts-Vivants s'encadra dans la porte de Suzanne, ce fut comme si tous les écrans du monde s'étaient allumés d'un coup. (Tu verras, on ne peut pas y échapper, même les aveugles de nos jours ont un écran allumé au fond des yeux. Aujourd'hui, on ne voit plus rien, on passe son temps à reconnaître.)

Il ressemblait tant à son image, et son image nous était si familière, que je fus surpris d'entendre le parquet grincer sous ses pieds quand il s'avança vers Suzanne, ses bras largement ouverts.

— Suzon!

Donc, ce n'était pas seulement une image, il avait un corps aussi, hauteur, largeur, épaisseur, densité, parfum, pilosité… une troisième dimension… un âge, peut-être… peut-être une existence…

— Suzon, ma grande!

En tout cas, s'il sortait de sa tombe, c'est qu'on y avait installé une fameuse lampe à bronzer!

— Après tant d'années…

Il serra Suzanne contre son torse de taureau. L'ambre de sa peau, l'or de ses bijoux, le sel et le blé de sa toison, la santé de ses dents, l'étincelante candeur de son regard, restituaient généreusement au monde toute la lumière monopolisée sur ses tournages.

— Laisse-moi te regarder…

Il écarta Suzanne et la tint à bout de bras. Ses lèvres charnues souriaient, enfantines.

— Toujours aussi chieuse?

Il éclata d'un rire qui ne se reprochait rien, serra de nouveau Suzanne, mais contre son épaule cette fois, puis, se tournant vers Julie et moi:

— Madame, monsieur, qui que vous soyez, je vous présente la conscience du cinématographe.

Puis, à Suzanne:

— Sans blague, cette nuit encore je relisais les notes de mes carnets, à l'heureuse époque du Studio Parnasse, qu'est-ce que tu nous mettais, bon Dieu, pendant les débats! Tu verras, j'ai tout conservé, je te montrerai.

Et, de nouveau à nous:

— Je suis sérieux, la conscience d'une génération! Vous l'ignorez sans doute, mais vous lui devez tout ce que le cinéma français a produit de respectable depuis les années soixante.

Petite fêlure, soudain:

— Par conséquent, rien de ce que j'ai fait moi-même… moi, je me suis quelque peu… disons… dévoyé.

C'est à ce moment précis que Suzanne plaça le carillon de son rire.

— Et qu'est-ce qui me vaut l'honneur de ta visite, dévoyé?

Il la libéra enfin, laissa retomber ses mains qui claquèrent sur ses cuisses, haussa les épaules et lâcha, comme une évidence:

— Le remords, évidemment!

Suzanne dut estimer que cela méritait un petit développement, parce qu'elle lui proposa un siège, un whisky, et nous présenta.

— Corrençon, s'exclama-t-il, Julie Corrençon? La journaliste?

Julie coupa court:

— C'est Benjamin qui écrit mes articles.

Il ne s'attarda pas sur mes mensurations et entra dans le vif du sujet.

— Voilà, Suzon, il y a une petite quinzaine, Fraenkhel, le docteur, m'a appris que le vieux Job, son papa, te confiait sa cinémathèque.

J'ai compris au regard de Julie que j'aurais dû me taire, mais l'expression de ma surprise résonnait déjà à nos oreilles.

— Vous connaissez Matthias Fraenkhel?

— Il a été le gynécologue de mes quatre premières femmes et s'occupe parfaitement de la cinquième.