Parenthèse qui ne nous dévia pas du sujet.
— Mais tu connais le bon docteur, Suzon, pas un sou de jugeote quand il s'agit de budgétiser une affaire.
(«Budgétiser une affaire»… le son des mots, leçon des mots… sourions, Matthias…)
— La donation, c'est bien beau, mais l'Etat prend son obole, là-dessus! A combien peut-on estimer la cinémathèque du vieux Job, d'après toi? C'est bien simple, il a tout. Enfin, tout ce qui compte. Tirages et négatifs…
Suzanne ne sortit pas sa calculette. Elle s'amusait follement. Jubilation imperceptible à des yeux éblouis par leur propre lumière.
— Bon. A part le coût de cet impôt, il y a la question du stockage et de l'entretien. L'entretien, Suzanne, et la restauration d'un bon nombre de bobines, certainement. Comment comptes-tu y faire face?
— Les entrées, j'imagine…
— Ma chérie, les entrées couvriront à peine tes impôts locaux. Ne va pas croire qu'il y aura foule. Pas les premières années, en tout cas. Le cinéma est moribond comme art, j'en sais quelque chose, c'est moi qui l'ai enterré.
A nous, ouvrant des bras de spectre:
— Eh! oui, le Roi des Morts-Vivants!
Retour à Suzanne:
— Alors, voilà ce que j'ai proposé à Matthias.
Il marqua la pose de l'instant crucial.
— Oui? demanda gentiment Suzanne.
— Je prends tout à ma charge.
— Tu prends tout à ta charge? sourit aimablement Suzanne.
— Tout. Y compris la rénovation de ta taule qui me paraît tomber en ruine. A propos, tu n'es pas frappée d'expulsion?
— Je ne suis que gérante, je négocie…
— Tu n'auras plus à négocier et tu seras propriétaire, j'en fais mon affaire.
— Et qu'a répondu Matthias Fraenkhel? demanda délicatement Suzanne.
— Il était ravi, tu penses, il a sauté sur l'occasion!
— L'occasion…
Le mot plaisait à Suzanne… qui répéta, lentement, sous le bleu brasier de ses yeux:
— Tu en fais ton affaire, et c'est une bonne occasion… C'est ça?
Cette fois, tout de même, il repéra les italiques derrière le sourire de Suzanne. Et ce que nous vîmes, Julie et moi, tenait de l'éclipse: il s'éteignit.
Exactement comme je te le dis: le Roi des Morts-Vivants s'éteignit! Gris sous-sol, tout à coup. Plus le moindre rayonnement. Gourmette en deuil, bague morte, odeur délétère. Sa voix haut perchée d'adolescent perpétuel chuta vers l'incertain, le rocailleux, le très proche de la terre. Le souffle ébréché d'un microsillon. Une mue de vieillard.
— D'accord, Suzanne… (il hésita)… je savais bien que je te retrouverais comme je t'ai laissée.
— Comme je t'ai laissé, corrigea poliment Suzanne.
Personne au monde n'est plus poli que Suzanne O' Zyeux bleus, tu verras. Ni plus gai. Ni plus incorruptible en sa politesse gaie.
— Comme tu m'as laissé, d'accord.
Eh oui, ce n'est pas en altitude que niche la vérité, c'est vers le bas. Elle gîte. Faut descendre. Faut creuser.
Julie, sentant qu'on s'enfonçait en territoire d'intimité, me tapota la main et fit mine de se lever. Suzanne lui jeta un regard suspensif, elle leva son index. Nous nous rassîmes. D'ailleurs, nous n'existions pas. C'est à Suzanne que le Roi parlait.
— Alors, écoute-moi bien, Suzanne. Je suis le Roi des Morts-Vivants, c'est une affaire entendue, j'ai gâché ma pellicule et n'ai pas pu t'embobiner. Ce n'est pas aujourd'hui que je vais essayer.
Il avait l'œil sur ses chaussures. De gros doigts courts cherchaient ses mots.
— Ce n'est pas une affaire que je te propose, Suzanne, ce n'est pas une occasion sur laquelle je me jette, non… Je paie, c'est tout. Je paie et tu gardes ta liberté.
— Qu'en penserait le vieux Job, d'après toi? demanda Suzanne, qui ajouta: donne-moi ton verre, que je te resserve.
Il fit non de la tête.
— Le vieux Job n'est pas Matthias. Il n'a pas cette innocence. Si j'allais le trouver en lui proposant de jouer les conservateurs de son patrimoine, il ferait comme toi, il m'enverrait chier. (Sourire amer.) Pourtant, Dieu sait qu'il m'en a fourgué, de la pelloche, le salaud!
— Alors pourquoi venir ici?
— Pour te dire que ce n'est pas de moi qu'il s'agit.
Il leva les yeux. Il voulait aller vite, à présent.
— Encore une fois, Suzanne, je raque, un point c'est tout. Le vieux Job t'a choisie toi et il a bien fait. Tu rachètes les murs du Zèbre, tu fondes une SARL, tu lui donnes les statuts que tu veux, sous la protection des avocats de ton choix, mon nom n'apparaît nulle part, tu ne me dois rien, je n'ai aucun droit et je finance tout, sans aucune contrepartie, pour la durée de ta vie, bail renouvelable après ma disparition et la tienne pour le successeur de ton choix. C'est une entreprise énorme, Suzanne, vraiment. Tu n'y arriveras pas sans argent.
— Je peux trouver un autre financement…
— Qui te laisse une liberté absolue? Nulle part. Ils voudront tous leur part de bénef et leur morceau de gloire. Tu les connais aussi bien que moi, tu les as fuis toute ta vie: sponsors, banquiers, télévisions ou gens de la maison, ils tireront la couverture à eux et tu te retrouveras les pieds à l'air. Le vieux Job t'aura confié une mémoire qui deviendra la leur.
— Et si le vieux Job me finançait lui-même?
— Une fondation? J'y ai pensé. Trop cher. Il a décroché depuis vingt ans; comme tu le sais, son fils et son petit-fils ont passé la main. Le vieux a bradé ses labos avec une indifférence qui en a surpris plus d'un. A peine au-dessus du franc symbolique. Il ne lui reste pas de quoi se survivre. Il a juste conservé son bureau de Paris.
— Le ministère de la Culture?
— Existe pas. Seuls les ministres existent. Tu veux te mettre entre les pattes d'un ministre? Pour combien de temps?
Suzanne hocha sa tête souriante.
— En somme, il n'y a que toi.
— Non, il n'y a que mon argent. Encore une fois, moi, je n'en suis pas.
Il se leva brusquement.
— Ecoute-moi bien, Suzanne, le jour où un journaleux me demandera si oui ou non je suis le roi du pipe-chaud hexagonal, je répondrai «oui», même si c'est faux, histoire de ne pas faire mentir la légende du glorieux salaud, et si quelqu'un me glisse des bambous sous les ongles pour savoir si je finance le Zèbre, une des premières cinémathèques privées du monde, je répondrai «non», même si c'est vrai…
— La part de l'âme?
— La part du jeune homme que je serais resté si tu lui avais tenu la bride.
Le coup venait de très loin. Trente ans d'accélération. Il tomba de très haut. Il aurait dû faire très mal. Mais Suzanne leva des yeux très clairs.
— La bride n'est pas dans ma nature.
La tête du Roi tomba sur sa poitrine dégonflée. Nouvel effluve de mort. Sous sa carapace de parfumeur, ce type dégageait une odeur épouvantable.
— Je sais, murmura-t-il. Le respect de ma liberté, je sais…
Il était très impuissant. Il tenta de lever deux bras pesants, qui retombèrent sur ses cuisses.
— Je suis venu te voir librement.
Suzanne ne le lâchait pas des yeux.
— Alors, aucune contrepartie?
— Aucune.
Mais elle avait senti l'hésitation. Elle attendit le temps nécessaire. Il ajouta:
— Une chose, seulement…
Elle ne lui laissa pas le temps d'aller plus loin.
— Tu aimerais assister à la projection du vieux Job, c'est ça?
Elle enchaîna, avant même qu'il acquiesce:
— Il n'en est pas question.
Son ton s'excusait.