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Je l'aurais bien étranglée sur place, mais des hurlements me rappelèrent à la scène. Au milieu du cercle des marchandises, un type en engueulait un autre, le menaçait de le renvoyer, lui prédisait le chômage à perpète, la ruine, la déchéance, voire la prison ou l'asile. L'autre, à genoux, demandait pardon, affirmait qu'il ne recommencerait pas, réclamait le sursis en pleurant toutes les larmes de son corps. C'était Hadouch qui suppliait. Hadouch qui jouait mon rôle! Hadouch, mon vieux pote, mon seul frère d'enfance, dans ma peau de bouc! («Tu comprends, m'expliqua Jérémy un peu plus tard, un Arabe dans l'emploi du bouc émissaire c'est tout de même plus crédible, de nos jours. Cela dit, je peux te réserver un petit rôle quand même si tu veux…»)

Mais, une fois encore, la surprise était ailleurs. Debout au-dessus de Hadouch, tonnant de toute sa puissance mauvaise, Lehmann incarnait à la perfection son rôle de chef du personnel. J'y croyais si peu que je me suis retourné. Pas de doute, le siège de Lehmann était vide, Lehmann qui avait été mon tortionnaire au Magasin, pour de vrai, torturait maintenant Hadouch sur la scène! («Il se faisait chier dans sa retraite, m'expliqua Jérémy; à part ses voisins de palier, il n'avait personne à se farcir, ça lui sapait le moral… je lui ai redonné le goût de vivre… il est au poil, tu ne trouves pas?»)

Pris d'un affreux soupçon, je me penchai par-dessus Julie et demandai au commissaire Coudrier:

— Ne me dites pas que vous jouez aussi?

— J'ai résisté, monsieur Malaussène. Les sollicitations furent pressantes, mais j'ai résisté.

Puis, se penchant à son tour:

— Je ne peux pas en dire autant de l'inspecteur Caregga.

En effet, le siège de Caregga était vide. («Il s'est fait larguer par sa copine, Benjamin, une esthéticienne, elle ne supportait pas sa vie de flic, cette conne. Il commençait à tourner mal, tu sais, il se trimbale avec un chapelet, un truc de curé pour dire des prières, tu te rends compte? C'est excellent pour ce qu'il a, le théâtre… un éponge-chagrin de première! Je te donnerai un grand rôle quand Julie te plaquera.»)

*

L'Ogre Noël du second acte ouvrait les bras sur une chambre où se faisaient face deux rangées de lits superposés. Assis, en pyjama, une demi-douzaine de mômes de tout sexe et de tout poil laissaient pendre leurs charentaises dans le petit espace central occupé par un conteur et son chien. Même principe, les plumards étaient suspendus aux bras de l'Ogre Noël, dont les manches étaient retroussées, et tout l'espace de la scène semblait se resserrer sur la petite lampe du soir qui éclairait le visage de Hadouch et la masse attentive de Julius le Chien. Les yeux de l'ogre lui sortaient toujours de la tête, mais on y lisait une sorte de curiosité bonasse, un appétit de rêve, adoucis encore par la lumière tamisée. Hadouch lisait un épisode de Guerre et Paix. «La suite, la suite», quémandait l'Ogre Noël.

Or, il n'y avait plus guère de suite. Jérémy n'avait pondu que les deux premiers actes de sa pièce.

— En quinze jours, ce n'est pas si mal, commenta la reine Zabo. Il veut appeler ça Les Ogres Noël.. Je pencherais plutôt pour démarquer Zola: Au bonheur des ogres, par exemple, qu'en pensez-vous?

Je n'en pensais rien. J'étais hypnotisé par les manches de l'ogre qui étaient en train de se dérouler sans bruit, escamotant lentement les lits superposés. Profondément endormis, les enfants disparaissaient l'un après l'autre dans des abysses de soie rouge doublée de noir.

— Habile, non? murmura la reine Zabo, et assez impressionnant, cette lenteur, sur deux notes de violon… Très… Bob Wilson…

Hadouch et Julius le Chien dormaient à présent dans une chambre sinistre, tendue d'écarlate. L'ogre pionçait au-dessus d'eux, ses paupières fluorescentes fermées sur une moue satisfaite. On frappa. Hadouch grogna. On frappa derechef. Julius le Chien dressa une tête vaseuse, sortie du plus profond sommeil.

— Ça c'est un acteur! lâcha la reine Zabo.

On frappait de plus en plus fort. Hadouch se leva enfin, tâtonnant vers la porte.

La porte était découpée en fond de scène, dans la barbe de l'ogre. A la dernière volée de coups, les yeux de l'ogre s'ouvrirent soudain sur une lueur de folie meurtrière.

La salle sursauta.

— Grand Guignol, ça, soupira la reine Zabo.

Hadouch ouvrit la porte.

Debout dans l'encadrement, quatre types vêtus de noir se tenaient plantés autour d'un cercueil de bois blanc.

— C'est pour le cadavre, beugla le plus costaud des quatre types. (C'était Cissou la Neige! Cissou soi-même! «Un tout petit rôle, une panne, il a beaucoup trop à faire avec La Herse, mais je tenais absolument à l'avoir. Il a une sacrée présence, tu ne trouves pas?»)

Hadouch portait un de mes pyjamas. Il se grattait la tête et la fesse droite, en une attitude indiscutablement mienne.

— Revenez dans une cinquantaine d'années, dit-il d'une voix ensommeillée, je ne suis pas tout à fait prêt.

Il referma la porte avec douceur.

Et je bondis de mon siège.

Dès que l'Ogre Noël avait ouvert ses yeux, les poils ensommeillés de Julius le Chien s'étaient dressés sur toute la surface de son corps, ses pattes et son cou s'étaient raidis, ses babines s'étaient retroussées sur les crocs de la terreur, ses yeux avaient chaviré dans le blanc, et voilà qu'il se mettait à ululer, doucement d'abord, comme un hurlement venu du fond des temps, mais qui enflait, se chargeant de toutes les douleurs rencontrées sur la route des siècles, un cri immense, d'une humanité atrocement familière, le hurlement de mon chien en pleine épilepsie! En pleine épilepsie, bon Dieu, Jérémy, pensai-je en sautant sur la scène.

Mais Jérémy avait bondi à ma rencontre.

— Arrête, Ben, il joue!

Hadouch me retenait.

— C'est vrai, Ben, il joue! Il simule! Jérémy lui a appris! Regarde-le, il joue l'épilepsie!

Aussi raide qu'un lion de square sur son cul de pierre, les yeux fous et les babines écumantes, Julius tenait la note avec une constance que je ne lui avais jamais connue.

— Il est bon, non? Regarde l'effet sur le public!

Debout, tous, dans la salle. Mais ce n'était plus le garde-à-vous de l'ovation, c'était l'hésitante terreur, l'immobilité dubitative qui précède la débandade.

— Il joue! répétait Jérémy à la salle avec de grands gestes rassurants, ce n'est pas une vraie crise, il mime l'épilepsie!

Pendant que Jérémy s'égosillait, Julius se mit à osciller sur sa base, amplitudes de plus en plus inquiétantes, comme une statue sur le point de s'effondrer… et c'est ce qui arriva, finalement, il tomba sur le dos d'abord, sa tête heurtant le plancher de la scène qui rendit un son de caveau, puis il bascula vers moi, poussant toujours sa note folle autour de sa langue vibrante et sèche comme une flamme. Ses yeux avaient fait le tour complet et ne ramenaient rien de bon de cette introspection. Ils me fixaient avec une charge de fureur et d'effroi que je ne leur avais jamais vue, même dans les crises les plus violentes.

— Il ne nous l'a jamais faite, celle-là…, dit Jérémy en y mettant tout de même les pointillés de l'incertitude.

Puis la langue de Julius se replia au fond de sa gorge avec un claquement de serpentin et le hurlement cessa aussitôt. Brusque coupure du son. Silence de la salle.

— Julius…, fit Jérémy inquiet, tu crois pas que t'en fais un peu trop?

Cette fois, je me précipitai sur mon chien.

— Il s'étouffe!

J'ai enfoncé mon bras entier dans sa gorge.

— Aidez-moi, bordel!

Hadouch et Jérémy maintenaient les mâchoires de Julius ouvertes pendant que mes doigts tiraient désespérément, là-bas, tout au fond.