— Non. Il m'a trouvé un peu trop… réservé, je crois…
(Qu'est-ce que je disais…)
— Et puis, je n'ai pas une passion pour le théâtre.
(Tant mieux.)
— Pour l'heure, ma passion, monsieur Malaussène, c'est vous.
Et de me préciser que c'est moi tel que Berthold m'a reconstitué. La suite des opérations, en quelque sorte. Moi et cet autre dont Berthold m'a farci… cet autre en moi qui fait que ma vie continue… notre vie commune… le partage de notre territoire mental sous ma casquette de trépané.
— Juste quelques questions à vous poser.
Nous y voilà… M. Sainclair, rédacteur en chef de l'hebdomadaire Affection, projette un numéro sur la transplantation et ses conséquences psychologiques. Ses lecteurs ont besoin de mon témoignage. «Un besoin vital, monsieur Malaussène…» Ça y est, j'ai compris.
— A qui parliez-vous, tout à l'heure?
Et pour la première fois, je comprends sa question. Cet abruti s'imagine que nous jouons en double, Krämer et moi, que nous tenons régulièrement conférence, que nous faisons le compte de nos cellules respectives et mesurons nos influences réciproques… soucieux de notre cohabitation, en somme… de la permanence de notre constitution…
— C'était bien à lui que vous parliez, n'est-ce pas?
Il y a un tel appétit de confirmation dans ses yeux que j'ai bien envie de confirmer… Oui, mon cher Sainclair, en effet, nous colloquions tous deux, mon donneur et moi… oh! la routine… Jekyll et Hyde négociant leur tour de garde… vous savez ce que c'est, la vie des ménages, chacun a ses habitudes… il y faut quelques concessions…
Mais voilà, je ne suis pas d'humeur joueuse.
Vraiment pas.
Je me lève, pressé de rentrer à la maison.
— Allez vous faire foutre, Sainclair.
Je m'éloigne.
A grands pas.
— …
— Quel genre d'assassin êtes-vous, monsieur Malaussène?
— …
— …
Je m'arrête.
Je reviens.
A petits pas.
Je me rassieds.
Il sourit.
— …
— …
— Vous clouez souvent des enfants aux portes?
— …
— De façon symbolique, j'entends… mais enfin, tout de même… Une idée pareille vous serait-elle venue avant l'opération?
— …
— En revanche, ce genre de distraction, si j'en crois le professeur Berthold, était assez dans la nature de votre donneur… n'est-ce pas? Un tueur assez redoutable, ce Krämer, non?
— …
— Alors, on peut légitimement se demander…
— …
Bon. Il veut jouer le retour de Frankenstein, en somme. Il porte sa bière à ses lèvres. Mais l'œil reste attentif. Ma foi, puisqu'il veut jouer au tueur ressuscité…
Jouons.
Mon poing part. Comme il est pressé d'arriver, il ne fait pas le détail entre le demi de bière et le visage de Sainclair. Explosion de mousse et de verre. Sainclair bascule puis glisse sur le dos jusqu'à la première flaque. J'expédie la table loin de là, je me jette sur lui et le relève des deux mains, par le col de sa veste. Puis ma tête suit la trajectoire de mon poing. Ma fontanelle d'acier produit une basse de gong contre son nez qui éclate. Ma main gauche le maintient debout, avec une force vraiment double (de quoi étoffer son article et sa déposition: «Ils étaient deux contre moi, monsieur le juge!»), et ma droite s'occupe à le gifler comme on applaudit l'artiste.
— Arrête, Ben, arrête, tu vas le tuer!
Ils s'y sont mis à trois pour l'enlever à mon Affection.
Hadouch m'a retenu pendant que Mo et Simon l'entraînaient au Koutoubia.
— Qu'est-ce qui se passe, Ben, merde?
Hadouch, mon frère de toujours… il se passe que je me sens un peu seul, tout à coup… besoin de me payer mon bouc, moi aussi.
Dans le bar, le vieil Amar éponge un mélange de bière et de sang qui ressemble vaguement à Sainclair.
Dont le doigt me désigne:
— Il m'a frappé, vous l'avez vu? Vous êtes témoins.
Simon dément:
— Mais non, c'est moi qui t'ai frappé.
Et le poing de Simon, son poing, sa tête et ses gifles refont le travail. En plus approfondi.
Puis, gentiment:
— Tu vois… c'est moi! Simon, on m'appelle, Simon le Kabyle, tu te souviendras?
Le vieil Amar doit changer de serviette pour le second ravalement.
A la maison, Yasmina m'a accueilli, un doigt sur la bouche.
— Elle dort, mon fils…
Puis elle m'a pris dans ses bras, m'a assis sur ses genoux, a posé ma tête contre ses seins, et elle m'a bercé à mon tour.
— Toi aussi, mon fils, tu vas dormir…
VI
BARNABOOTH
Œdipe au carré.
17
Ce même samedi, Cissou la Neige s'était lui aussi endormi, les yeux d'un chien allumés dans la tête. De tous ceux qui avaient assisté à la crise de Julius le Chien, lors de la représentation, il n'avait pas été le plus effrayé, mais, comment dire? le mieux averti. Le hululement du chien annonçait l'irréparable. Et son regard confirmait. Non que Cissou fût le moins du monde superstitieux, mais depuis quelques années il s'y connaissait en matière de certitude. Ce chien annonçait le pire. Cissou perdit les premières heures de son sommeil à chercher par où le pire allait frapper. Puis il renonça: si les prophètes consentaient à la clarté, ils se feraient politiques. Or, Cissou le savait, aucun politique n'est prophète et rien ne s'évite. Le chien prophétisait juste mais dans l'ignorance, aveuglé par la vérité, comme tous les prophètes. La dernière pensée de Cissou avant de s'endormir fut que, ce soir-là, Julius le Chien pouvait fort bien lui avoir annoncé sa propre mort… Il jugea prudent de s'endormir en s'offrant une petite «revue d'existence». L'expression le fit sourire.
Tous les Arabes le connaissaient par son nom, mais «Esmak-eh?» demandaient les Arabes, «Quel est ton nom?» pour le seul plaisir d'entendre sa réponse:
— Cissou la Neige.
Cissou, de son Auvergne natale, où cinq sous n'en ont jamais fait six. La Neige, parce que ce n'était un secret pour personne: Ramon de Belleville lui avait vendu les neiges éternelles.
Cissou la Neige, surtout, parce que Jérémy Malaussène en avait décidé ainsi. Jérémy Malaussène l'avait baptisé, et les plus anciens parmi les Arabes appelaient ce gosse Jérémy me ammed: Jérémy le baptiste, ni plus ni moins.
— Esmak-eh?
— Cissou la Neige.
— Nín guìxìng? demandaient les Chinois, qui, avec lui, usaient toujours de la formule de politesse.
— Cissou la Neige.
— Liù fēn Xuě, traduisaient les Chinois.
Arabes et Chinois aiment les noms qui résument une vie. Jérémy meammed s'y entendait pour ce genre de résumé.
Cissou la Neige était un fantôme de la place des Fêtes. Pas même un rescapé, un fantôme. Pendant plus de trente ans, il avait été le bougnat (bistrot-charbonnier-quincaillier-serrurier) d'un petit village rond, perché sur les toits de Paris. Puis les criminels de paix s'étaient abattus sur la place des Fêtes. Ce qu'ils avaient fait à ce village, des uniformes le faisaient un peu partout dans le monde. Bombardements ou préemptions, mitrailleuses ou marteaux piqueurs, le résultat est le même: exode, suicides. «Criminels de paix», Cissou ne les nommait jamais autrement. Criminels de paix: réducteurs de nids, fauteurs d'exil, pourvoyeurs du crime. Cissou, qui ne s'associait jamais aux grands débats publics, professait intérieurement que la seule prévention efficace contre la criminalité des banlieues passait par l'exécution capitale d'un architecte sur deux, de deux promoteurs sur trois, et d'autant de maires et de conseillers généraux qu'il faudrait pour les amener à comprendre le bien-fondé de cette politique.