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Cissou avait défendu longtemps son bistrot de la place des Fêtes. Il avait opposé le papier au papier, la loi à la loi. Son Auvergne natale lui avait appris à survivre dans cette jungle. Longtemps il avait gagné. La place tombait en poudre, son café restait debout. Il photographiait chaque maison, chaque immeuble, avant sa destruction. Les menaces ne l'atteignant pas, les offres se firent pressantes. Quand la place ne fut plus qu'une collection de photos, Cissou se résolut au pire: vendre. Il fit monter les prix. Il les fit grimper à hauteur des falaises de béton qui obstruaient les fenêtres de son bistrot. On lui paierait cher l'assassinat du dernier café de la place. La loi lui avait appris que les dénis de justice peuvent se négocier à des sommets vertigineux. On le crut cupide, on l'admira: «Sacré bougnat!» Ce malentendu fut à l'origine de sa rencontre avec l'huissier La Herse. Mandaté pour négocier le départ du cafetier, l'huissier fit bien davantage. Il le demanda en mariage. Et si vous deveniez mon serrurier à moi? Attitré! Un monopole. Pourcentage occulte sur chaque porte ouverte… hein?… ristourne proportionnelle sur chaque saisie… non?

Si.

Affaire faite, une tour de trente étages écrasa le bistrot de Cissou.

Cissou mourut les poches pleines.

Son fantôme alla trouver Ramon de Belleville, l'homme des neiges, et convertit son gain en poudre blanche. Cissou, qui ne voulait pas courir les dealers à la semaine, lui acheta le Mont-Blanc d'un seul coup. «Talg abadi», disaient les Arabes. «Les neiges éternelles». De quoi tenir le nez droit jusqu'à sa deuxième mort, et au-delà. (D'autres remplissent des bas de laine…)

— Dangereux de conserver toute cette coke chez toi, fit observer Ramon.

— Je ne connais que toi pour avoir l'idée de me voler, fit observer Cissou.

Qui ajouta:

— Essaye, pour voir. Ma porte est toujours ouverte.

Ramon se contenta de ricaner.

— Un charbonnier, finir dans la blanche…

*

Razziant le jour, remboursant la nuit, Cissou ne dormait que le dimanche. Le dimanche n'était pas son jour de repos, mais son jour de sommeil. Nécessité de son seul corps, le sommeil ne le reposait pas; l'âme se réveillait aussi lucide. Il menait un combat d'arrière-garde et le savait. Les maisons continuaient à s'effondrer autour de lui, il prenait toujours plus de photos et voyait venir le jour où il n'y aurait plus de photos à prendre. Belleville et Ménilmontant se mouraient. Comment se reposer, sachant cela? Dort-il, l'homme qui meurt? Depuis qu'il avait cessé de vivre, Cissou dormait dans un fauteuil, assis bien droit, face à un zèbre bondissant.

Cissou avait loué un studio dans l'immeuble le moins regardable du boulevard de Belleville. Flambant neuf, l'immeuble ressemblait à un jouet de plastique métallisé, avec à sa proue une tourelle de porte-avions qui devait faire l'enfantine fierté de son architecte. Après quelques mois de navigation, la rouille s'étant mise à ses flancs, le porte-avions semblait échoué contre le trottoir, comme dans un port d'où la mer se serait retirée. Cissou habita l'immeuble pour ne pas avoir à le regarder.

De sa fenêtre, il voyait bondir un zèbre. Sa deuxième vie s'accrocha à l'encolure de ce zèbre.

S'il n'était pas mort une première fois, Cissou aurait volontiers entrepris la conquête de Suzanne, l'écuyère du bel animal, mais quelle consolation un fantôme peut-il offrir à une femme dont le zèbre est condamné? Il s'était abstenu. Il avait aimé Suzanne de loin, en silence. Suzanne que Jérémy Malaussène avait baptisée Suzanne O'Zyeux bleus. Le fait est que l'Irlande se serait reconnue dans ses yeux.

Cissou gardait secret cet amour désarmé. Il n'en disait rien à personne. Pas même à Gervaise, la fille du vieux Thian, qu'il réveillait tous les matins au téléphone. Gervaise mettait en ordre la mémoire de Cissou. Une fois par mois, il lui confiait les photos de Belleville la morte. Gervaise en faisait un livre de vivantes images que Cissou gardait sur lui et qu'il ne se lassait pas de contempler. Une amitié elle-même si secrète, Gervaise, que Cissou n'en parlait à personne, pas même à Suzanne.

Telles étaient les deux femmes de sa deuxième vie. L'unique femme de la première, Odette, l'épouse, était morte trop pauvre pour lui léguer autre chose qu'un petit miroir serti dans du cuivre, et trop jeune pour que cette flaque de lumière conservât le souvenir de son image. Depuis des années maintenant, le miroir d'Odette ne reflétait plus que les narines de Cissou penché sur la neige du matin.

*

Les trois premiers gestes de Cissou la Neige à son réveiclass="underline"

1) Priser la Sibérie sur le miroir aveugle.

2) Saluer le bond du zèbre.

3) Appeler Gervaise.

Rituel immuable en son religieux enchaînement.

*

Ce ne fut pas sans une légère surprise que Cissou se réveilla, le lendemain dimanche, sur le coup de onze heures.

Vivant.

Le chien avait donc annoncé autre chose.

Soit.

Cissou dévida une blanche chaîne de montagnes sur la surface mouchetée du miroir. Triple épaisseur le dimanche, jour de vacance. Sa main ne tremblant pas, il n'y eut ni vallons ni crêtes, mais une cordillère nette et de belle altitude. Dont il aurait raison en quatre aspirations, comme tous les dimanches.

Le miroir à portée de nez, Cissou aspira une première fois. Pendant que sa narine droite soulevait une tornade sur l'arête de la cordillère, son œil gauche perçut comme une absence, de l'autre côté du boulevard. Cissou leva les yeux: le zèbre n'avait plus de tête.

Allons bon.

Le chien fou lui ayant volé quelques heures de sommeil, Cissou crut à un effet de la fatigue.

Mais à la deuxième inspiration, et au fur et à mesure que la traînée blanche s'amenuisait sur la surface du miroir, le zèbre perdit son encolure, puis son corps, et ses pattes, jusqu'aux sabots de ses antérieurs.

Plus de zèbre.

Cette fois, Cissou incrimina son âge. Les effets dévastateurs de la neige. Cordillère toujours plus haute, cavernes toujours plus insatiables, personne n'aurait pu y résister, lui pas plus qu'un autre. Mais il savait déjà qu'il se mentait. Il savait qu'il se traitait de gâteux pour l'amour d'un zèbre. Au fond de son inquiétude, il se jura qu'à la troisième prise le zèbre réapparaîtrait, figé dans la splendeur vitale de son bond.

Non seulement le zèbre ne reparut pas mais le fronton du cinéma s'évanouit autour de lui, bientôt suivi par la façade qui s'effritait sans un bruit.

Couilles moulues. Cissou reconnut cette peur d'homme qui deux ou trois fois dans sa vie lui avait annoncé l'irrémédiable.

Il jeta le reste de ses forces dans ses jambes. Le fauteuil bascula et glissa sur son dossier jusqu'au milieu de la chambre. Debout dans l'encadrement de sa fenêtre, Cissou comprit enfin ce que le chien fou leur avait annoncé à tous.

La destruction du Zèbre.

Le dernier cinéma de Belleville n'existait plus.

Un cordon de police défendait le vide que le bâtiment avait creusé en disparaissant. Le cordon contenait la foule de Belleville. Cissou reconnut la smala Ben Tayeb et tous ceux que Belleville lui avait donnés à connaître. Arabes et Noirs de toutes les Afriques, Arméniens et Juifs de toutes les errances, Chinois de l'innombrable Chine, Grecs, Turcs, Serbes et Croates de l'Europe très unie, jeunes et vieux, hommes et femmes, juifs, chrétiens et musulmans, chiens et pigeons, tel était leur silence à tous, et la planète d'une telle immobilité, que seule existait la cavité laissée par le Zèbre entre les immeubles où la veille encore il était blotti. Et ce vide semblait ne pas y croire, il tremblait, stupéfié par sa propre absence.