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Cissou chercha Suzanne dans cette foule de pierre. Il la découvrit entre Malaussène et Julie, le reste de la tribu pelotonnée contre ces trois-là.

A la lisière de la foule, un porteur de mallette à mine d'officiel devisait avec l'huissier La Herse et son épouse endimanchée.

Les bras de Cissou la Neige se déployèrent. Une seconde plus tard, rideaux tirés, ce fut chez lui comme si le jour ne s'était pas levé.

Il alluma sa petite lampe de bureau, décrocha le téléphone, composa le numéro de Gervaise, attendit. Il y eut un déclic. La voix qui résonna lui annonça qu'on n'y était pas.

Cissou n'en fut pas surpris.

— Quand il n'y a plus de réponse, on branche son répondeur.

Il était dit qu'il devait déposer le dernier message de sa vie dans une boîte en matière plastique où tournait une bande sans fin.

Il parla donc.

— Voilà, frangine, c'est fini. Ils avaient la loi pour eux; quand ils ne l'avaient pas, ils avaient l'incendie. Maintenant, ils ont un nouveau système. Très propre. Très rapide. Même plus moyen de prendre une photo. Ils viennent de nous faucher le Zèbre. Alors, en ce qui me concerne…

Il hésita. Il chercha ses mots. Mais la bande tournait, il fallait penser vite. Il aurait aimé lui dire une douceur qu'elle fût la seule à comprendre, une manière d'adieu vraiment personnel.

Il dit:

— En ce qui me concerne, ma petite Gervaise, c'est l'Exposition universelle.

Il ne raccrocha pas.

Occupé.

Définitivement.

Il ouvrit le tiroir de la petite table, en sortit une enveloppe scellée depuis longtemps et la posa là, bien en évidence.

Il ôta son pantalon, ses chaussettes, ses pantoufles, déboutonna méthodiquement son gilet et son caleçon de bougnat qui, des poignets aux chevilles, n'avaient jamais rien livré de sa peau.

Quand il fut entièrement nu, il redressa le fauteuil, le plaça au centre de la pièce, devant l'armoire à glace et sous les gouttelettes du lustre. Il décrocha le lustre, descendit du fauteuil, posa le lustre à ses pieds et trouva la corde dans le bas tiroir de l'armoire. La corde ne l'avait jamais quitté depuis le massacre de la place des Fêtes. Au moment même où on les tresse, certaines cordes savent à quoi on les destine.

Il remonta sur le fauteuil.

Il noua la corde à la place du lustre. Il éprouva la solidité du piton. Il espérait que les architectes d'aujourd'hui savaient au moins réussir cela: un piton capable de supporter le poids du désespoir livré avec l'appartement.

Il exécuta le nœud coulant que le père de son père lui avait appris à passer aux cornes des vaches à l'heure de la traite. Il plaça sa tête dans le nœud qu'il resserra autour de son cou, avec une lente application, comme une cravate du dimanche.

Il regarda intensément l'image de lui-même que lui renvoyait l'armoire à glace.

— Histoire d'emporter un souvenir.

Il fit basculer le fauteuil.

Le piton ne céda pas.

La corde se tendit.

18

Le plus impressionnant, c'était le silence. Même Jérémy se taisait. Rayure après rayure, le zèbre avait bel et bien disparu. Jusqu'à laisser un trou gris ciel dans le fronton du cinéma.

Tout Belleville avait vu l'animal se dissoudre dans l'espace.

Mais, après tout, le zèbre n'était qu'une effigie de bois, un dessin sans épaisseur. Quand ils s'attaqueraient à la pierre, ce serait autre chose. Ils ne pourraient tout de même pas faire disparaître un cinéma! Un cinéma, c'est un immeuble! Ce n'est pas seulement une façade, c'est un ventre, avec un hall, un balcon, une scène, des sièges, les meubles de Belleville dans ses coulisses… la tripaille des câbles et des tuyauteries, le volume de toute chose… Ça ne s'efface pas comme ça!

Entre les deux flics qui lui barraient le passage, Jérémy regardait intensément le trou laissé dans le fronton par la disparition du zèbre.

Le silence de la foule s'alourdit.

Voilà que le bleu du fronton commençait à pâlir! La couleur se diluait! Derrière la couleur, on s'attendait à voir apparaître la pierre nue ou la brique. Ni pierre ni brique. Tout fut emporté. Plus de fronton. Un carré de ciel nuageux à sa place. Le haut du cinéma avait tout bonnement disparu. Effacé! Un bâtiment qu'on effaçait! Sans plus de difficulté qu'un dessin à la craie sur un tableau de classe.

C'était beaucoup plus impressionnant qu'un effondrement, cet évanouissement silencieux. Jérémy avait déjà vu des immeubles s'effondrer, il en avait vu se tordre dans les flammes, il avait vu des tours tomber sur elles-mêmes, aspirées par les explosifs centrifuges dont on les avait truffées. Dans tous les cas cela faisait un boucan effroyable. La terre rappelait la pierre à elle et la pierre le faisait savoir. Les immeubles hurlaient leur agonie. Des nuages de poussière ou de cendre retombaient sur les maisons environnantes qui portaient le deuil jusqu'à la prochaine pluie.

Mais ça…

Ça, c'était pire que tout.

— Merde, alors, murmura quelqu'un.

Comme un bateau qui coulerait par le haut, songea Jérémy. Englouti par le ciel! Gobé par le néant! Un naufrage à l'envers. Le Zèbre sombrait corps et biens. D'ailleurs, avec ses petits balcons latéraux aux arrondis de tourelles et ses échelles de fer qui semblaient grimper à une passerelle de commandement, le Zèbre avait toujours ressemblé à un vieux cuirassé désarmé de la guerre de 14. («Plutôt à la canonnière du Yang-tsé, avait objecté Clément Graine d'Huissier, celle de Steve Mac-Queen, tu vois? dans le film de Wise…»).

«C'est la première fois que je le vois vraiment», se dit encore Jérémy et, sans avoir la force de se retourner, il songea à l'immeuble de Cissou, le porte-avions amarré de l'autre côté du boulevard, juste en face.

Cissou lui avait dit un jour:

— Rien ne s'oublie plus vite qu'un immeuble devant lequel on est passé pendant cinquante ans sans y faire attention. Un matin, il y a un trou et on ne sait plus ce qui se dressait là. C'est encore pire qu'un souvenir! Qui se rappelle vraiment la place des Fêtes? Demande à ton frère.

— La place des Fêtes? avait répondu Benjamin, un village rond…

— C'était beau?

— C'était vivant.

Jérémy n'avait rien pu en tirer d'autre.

Le vide rongeait les affiches collées sur la façade du Zèbre, à présent. Le vide éteignait les affiches une à une et dissolvait les murs. Le vide rampait silencieusement le long du trottoir, effaçant chaque pierre, et il ne resta bientôt plus qu'une grille de fer noir dressée au pied de la façade disparue.

Cette grille de fer noir.

Seule.

Cadenassée sur le néant.

Et pas un bruit de tout ce temps.

C'est alors qu'ils se déchaînèrent, tous autant qu'ils étaient. Exclamations, applaudissements, flashes, caméras, superlatifs des journalistes! Trois ou quatre mille photos de cette grille, qui ferait la une des quotidiens du lendemain.

Seuls les policiers demeuraient impassibles. Le dos tourné au miracle, ils continuaient de faire face à la foule.