Les images s'arrêtaient là, tranchées net par le sillon de la corde.
Et Joseph Silistri découvrit le visage du pendu.
— Oh! bon Dieu…
Titus le vit blêmir.
— Tu le connais?
Silistri eut une voix d'avant sa voix:
— C'est M. Beaujeu.
Une voix révolue. Trente ans avaient passé.
Oh! non… c'était le père Beaujeu!
M. Beaujeu chez qui la famille Silistri allait se réfugier le soir, par temps de raclées paternelles, le troquet du père Beaujeu où Joseph torchonnait les verres après avoir fait ses devoirs, Beaujeu le bougnat de la place des Fêtes qui n'était pas regardant sur le rab de boulets et qui changeait gratis les serrures fracassées et les carreaux descendus par le père Silistri, Beaujeu le bistrot, avec son dernier arpent de vigne que Joseph et ses copains couraient vendanger à la sortie de l'école, Beaujeu qui bouffait son fonds de commerce à gâter les mioches du quartier mais qui ne souriait jamais, et qui les prévenait contre le gaspillage: «Paumez pas vos billes, les mômes, cinq sous n'en ont jamais fait six…»
— Cissou, murmurait Gervaise, oh! Cissou…
Titus remarqua le téléphone posé sur la table, à côté de son support.
«T'aurais pas dû brancher ton gai-pondeur, Gervaise, pensa-t-il. Il n'y a pas plus triste, quand on a besoin d'une vraie voix. Ça avait du bon, le bénéfice du silence…»
Titus raccrocha le combiné.
— Il a laissé une lettre.
Quelques mots, sur l'enveloppe.
— C'est pour toi, Gervaise.
Gervaise tendit la main. Décachetée, l'enveloppe lui donnait tout. Un héritage.
— Le lustre, dit Gervaise.
Titus et Silistri échangèrent un coup d'œil.
— Décrochez les pendeloques.
A la vérité, ce n'étaient pas des pendeloques, mais des petites salières de table, pareilles à des gouttes de cristal. Presque toutes étaient remplies jusqu'à leur exacte moitié. Titus en saupoudra le dos de sa main.
— Merde alors, admit-il après y avoir posé le bout de sa langue.
Et, passant une salière à Silistri:
— Gervaise a hérité d'une montagne de coke.
Gervaise n'écoutait pas. Elle s'était levée. Elle avait hérité d'un petit miroir, aussi, qu'elle avait glissé dans sa poche. Elle se tenait maintenant debout devant la fenêtre. Elle regardait un zèbre qui bondissait dans la nuit entre deux réverbères. Sous les pattes du zèbre se dressait le dernier cinéma vivant du quartier. A travers la poche de sa robe, le petit miroir faisait une flaque froide contre la cuisse de Gervaise.
«Mais qu'est-ce que vous avez vu, Cissou?»
21
Ce qu'avait vu Cissou la Neige s'étalait à la une de quelques quotidiens, le lendemain. Un événement culturel sans précédent. Julie en faisait la lecture à Barnabé, quelque part sur les Champs-Elysées, dans les bureaux parisiens du vieux Job.
— «Barnabooth ou le paradoxe ultime de l'expression plastique». C'est écrit noir sur blanc. Barnabé, quel effet ça te fait?
— Continue.
Barnabé parlait à Julie, mais refusait de se montrer. Julie, assise dans un canapé, s'adressait à une armoire à glace. Une armoire dont le miroir reflétait tout: le canapé, la profondeur de la pièce, la fuite du couloir jusqu'à la porte d'entrée, tout sauf l'image de Julie. Un miroir rétif à l'image humaine. Retour aux tout premiers enfantillages de Barnabé en matière d'escamotage, ces glaces peintes qui vous renvoyaient le seul décor, jusqu'au moindre détail, mais refusaient votre image.
L'armoire à glace parlait toute seule, avec la voix de Barnabé, à peine changée par les ans:
— Continue de lire…
Julie continua sa revue de presse. Envol des titres. Gloses unanimement superlatives.
Barnabé ne s'y trompait pas:
— La machine à banaliser est enclenchée.
Julie en tomba d'accord. Tant d'exclamations médiatiques auraient vite raison d'un instant de pur émerveillement. Bientôt les mêmes plumes confronteraient l'escamoteur aux limites esthétiques de son escamotage. La pression retomberait, et rien ne paraîtrait plus usé, plus «limité», que cette «non-œuvre» qu'on célébrait pour l'heure comme «le paradoxe ultime de l'expression plastique».
— «Le paradoxe ultime de l'expression plastique…» Encore!
Julie chercha la signature de l'article.
— M'étonne pas, marmonna-t-elle. Tu veux voir les photos?
Elle présenta le journal au faux miroir.
— Non, répondit l'armoire avec humeur. Tu sais bien que les photos et moi…
— Ne m'emmerde pas, Barnabé.
Un instant, Julie rêva seule sur les photos. Le même vide s'étalait autour de la grille de fer noir ou du cadenas volant. Du vide, en première page…
— C'est curieux, ce vide… comme des pages pleines de silence!
— Continue. Lis.
— C'est ton attachée de presse qui te lit tout ça, d'habitude?
— Lis.
Julie eut un sourire.
— Ça t'intéresse tout de même, hein?
On avait interviewé des politiques. Ils tiraient à eux la couverture de tous les mérites. La Mairie portait à son crédit la visite de Barnabooth, réputé ne jamais sortir de ses studios — thèse discrètement contredite par le ministère de la Culture qui affirmait avoir monté l'opération. De son côté, un esthète proche de la Présidence se félicitait d'avoir découvert Barnabooth lors de sa mise en scène d'Hamlet, à New York. Querelles de cabinets. Barnabooth, l'escamoteur invisible, appartenait à tout le monde.
— Le Saint-Esprit, en somme… C'est ton ambition, Barnabé, devenir le Saint-Esprit? Tu veux nous retomber dessus en flammèches omniscientes?
— Ne m'emmerde pas, Juliette.
Un titre arrêta l'attention de Julie. «Au Zèbre immortel». Pas fameux comme titre, mais l'article posait un problème qui intéresserait Suzanne: «On y regardera à deux fois avant de détruire un bâtiment qui fut quelques secondes invisible… De même que le Pont-Neuf nous est une nouveauté depuis le déballage de Christo, la Mairie ne touchera pas à un petit cinéma de plâtre blanc qui connut dix secondes de néant sous l'œil des caméras…»
— Bien vu, admit Barnabé. Sauver le Zèbre, c'était le but de l'opération.
— La survie du Zèbre? Tu t'intéresses à la survie du Zèbre, Barnabé?
— Puisque c'est le tombeau que s'est choisi le vieux Job…
— Tu t'intéresses au tombeau du vieux Job?
— En tant que fossoyeur, oui…
Julie posa la pile de journaux sur le canapé.
— Assez rigolé, Barnabé… Sors de là qu'on discute.