— Pas question.
— Tu ne veux pas te montrer? Même à moi?
— Surtout pas à toi. Tu n'es pas venue seule. Tu as amené la journaliste avec toi.
«La journaliste… le journalisme… On dirait une passe d'armes avec Benjamin», pensa Julie. Soudain, elle cessa d'être là. Elle se foutait du mystère Barnabooth. Résidu d'adolescence… L'époque défunte où ils jouaient à s'aimer en Valery Larbaud. Elle portait un enfant mort, à présent, qui était l'enfant de Benjamin. Un Benjamin qui s'appliquait pathétiquement à ne pas faire dans le pathétique. L'exaspérante empathie malaussénienne! (Leur deuxième champ de bataille, avec les méfaits du journalisme.) Un jour qu'elle l'engueulait à propos de son empathie, Benjamin avait promis de changer, de flanquer le monde et ses douleurs au placard et de changer. Elle s'était mise à gesticuler: «Mais non, justement, je ne veux pas que tu changes, je veux que tu restes comme tu es, c'est bien ce qui me déglingue!» Il avait répondu: «Ça tombe bien! moi aussi je veux que tu restes comme je suis…» Ils avaient ri. Elle l'aimait. Dès qu'elle en aurait fini avec Barnabé, elle irait trouver Berthold, le chirurgien, puis elle se collerait une serviette entre les jambes et rentrerait droit à la maison. Elle se foutait de Barnabé. Elle se leva.
— Julie, je ne veux pas que tu projettes le film de Job!
Ce ne fut pas tant la nouvelle qui l'arrêta que le ton. Un bond de trente années. Haine stridente. Barnabé précisa:
— Il faut pas!
Bon. C'était un début.
— Alors, pourquoi avoir sauvé le Zèbre, puisque c'est là que la projection aura lieu?
— La projection n'aura pas lieu, fais-moi confiance! J'ai sauvé le Zèbre pour que vous en fassiez la cinémathèque de Job. J'ai promis à Matthias que je vous aiderais. Bon, je l'ai fait. Et Dieu sait que j'avais autre chose à faire! Je veux bien que Job donne ses films à qui lui plaît… encore qu'en tant qu'héritier je pourrais m'y opposer! En contrepartie, je ne veux pas que la projection de son Film Unique ait lieu, c'est tout. Et elle n'aura pas lieu!
Julie ne répondit pas.
Il dit encore:
— Donnant donnant!
Elle se taisait toujours.
— Si tu projettes ce film, Julie, tu le regretteras dès les premières images.
Elle regardait le miroir.
— Sors de là, Barnabé, et parlons.
— Non. Je reste où je suis et tu écoutes.
Elle eut un soupir et s'assit sur le bras du canapé. Elle écouta. Tant d'années sans le voir, mais la lassitude, déjà, de l'entendre tel qu'en lui-même. Barnabé ou la haine du grand-père. Cette haine si palpable des adolescents à perpétuité… On émarge sa vie durant au budget de l'aïeul détesté, on vit le calque inversé de sa passion d'images, on squatte son appartement parisien quand tout le monde vous croit dans un hôtel de luxe… on passe sa vie lié à ce vieillard honni… on crèverait de n'être rien sans le cordon de cette haine… La haine du grand-père! Œdipe au carré… un objet de curiosité analytique, sans doute… mais d'indifférence profonde en ce qui concernait Julie.
Ce qu'elle résuma, à sa façon:
— Vingt ans que je ne t'ai pas vu, Barnabooth, et vingt que tu as cessé de me surprendre.
— Mais tu m'as vu, Juliette! Pas plus tard qu'hier, devant le Zèbre! et tu m'as vu à l'hôpital, pendant ta visite à Liesl… tu m'as vu plusieurs fois, et tu ne m'as pas reconnu.
Allons bon…
— Tu vois, je peux encore te surprendre!
Elle se tut.
— Liesl m'a vu, elle aussi, quelques minutes avant sa mort… Et Job! Et Ronald de Florentis, ce collectionneur boulimique, avec ses gerbes de fleurs! Et toi! Comme je te vois! Votre regard a glissé sur moi… je n'étais personne. Même pour Liesl! Eh oui, j'étais là quand elle a décidé de partir! J'étais là, le jour où tu y étais, et j'étais là, le jour de sa mort! Pauvre Liesl, partie sans me reconnaître, elle qui regrettait tant que je n'assiste pas à son départ!
«Bon, ça commence à bien faire», pensa Julie.
Mais il était lancé.
— Ce n'est pas le Saint-Esprit, mon idéal, Juliette, c'est personne.
Il répéta:
— Personne, nobody, ninguém, nessuno, niemand, không ai… la persona, Juliette, le masque! A force de ne pas me voir, vous m'avez tous perdu de vue. Mais je suis là, moi, bien visible, je me balade dans les rues, j'entre dans les théâtres, j'entre dans les hôpitaux… je regarde!
— Et Matthias?
— Matthias m'a perdu de vue à l'âge de trois mois! Matthias n'a jamais vu que les nouveau-nés. Matthias n'a jamais eu qu'un bébé viable dans le placenta de son crâne: le petit Job-son-père! Un joli fibrome!
Elle se leva.
— Ne projette pas ce film, Julie!
— C'est Suzanne que ça regarde, à présent.
— Non c'est toi. C'est toi et c'est moi. J'empêcherai cette projection!
«Il s'attend à ce que je lui demande ce qu'il y a dans ce putain de film, pensa-t-elle, pour le plaisir de me répondre que ça ne me regarde pas… mais je m'en fous, Barnabé… je m'en fous à un point!..»
Elle se dirigea vers la porte.
— J'en parlerai à Suzanne et aux autres, dit-elle. Si tu veux assister à la conversation, viens.
Elle se retourna.
— Viens. Ce soir. Avec ou sans bandelettes, je m'en fous.
Quand elle fut sur le seuil, il cria:
— Où vas-tu?
— Avorter.
22
Dans l'aube naissante de son bureau Empire, le commissaire divisionnaire Coudrier songeait à Guernica. Non pas au bombardement de la petite ville basque et à ses deux mille victimes, mais au tableau, évidemment. Non pas à la toile en sa totalité, mais au cheval fou. Le commissaire divisionnaire Coudrier abritait au centre de son crâne une tête de cheval qui tirait une langue exorbitée. Bien qu'il ne fût pas d'humeur à sourire, Coudrier songea que l'expression n'aurait pas déplu à feu Pablo Picasso. Dans l'esprit du commissaire, cette langue sortait bel et bien des yeux de la bête. «A moins qu'elle ne sorte de mes propres yeux…» Une langue tendue qu'il imaginait de pierre. Incandescente, pourtant. Quand l'homme s'applique, même les pierres flambent.
Oui.
Ainsi méditait le divisionnaire Coudrier.
Dans l'aube naissante de son bureau Empire.
Les photos d'une jeune fille en morceaux sur son maroquin.
Une religieuse devenue flic, assise devant lui. Et silencieuse.
Gervaise se taisait.
Le commissaire méditait.
Son oreille accompagna le passage chuinté d'une voiture-brosse sur le trottoir humide.
En fait, à y regarder de plus près, il y avait du chien dans ce cheval. Du chien épileptique, en l'occurrence. Un chien épileptique tirait une langue de pierre dans la tête du divisionnaire Coudrier.
Et sur le maroquin, cette jeune fille éparpillée.
Le commissaire leva les yeux sur Gervaise. Il reprit le fil de leur entretien où sa rêverie l'avait interrompu. Ah! oui… le suicide du vieux Beaujeu, l'indic bellevillois de l'inspecteur Gervaise Van Thian.
— Couvert de tatouages, m'a dit Silistri… de la base du cou à la plante des pieds.
— Oui, Monsieur.
— L'auteur de ces tatouages?
Mais Coudrier connaissait la réponse.
— Moi, Monsieur, répondit Gervaise.
Qui expliqua:
— Du temps où mon père enquêtait sur les meurtres des vieilles dames à Belleville, j'avais chargé Cissou de sa protection. Cissou avait de l'influence sur la jeunesse du quartier. On ne toucherait pas à mon père tant que Cissou veillerait sur lui. Ces derniers temps, il me donnait des nouvelles des Malaussène…