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Elle dit encore:

— En échange, il voulait le souvenir de Belleville sur sa peau. C'était son unique salaire. Il m'apportait les photos des maisons disparues.

La porte à soufflet s'ouvrit sur le plateau à café d'Elisabeth, secrétaire à vie du commissaire divisionnaire Coudrier. Et qui prendrait silencieusement sa retraite dans trois jours. Comme lui.

— Je vous remercie, Elisabeth.

La voiture-brosse tournait au coin du quai. Toilette de l'aube.

— Gervaise, je sais que vous n'êtes pas café, mais quand on a veillé un mort toute la nuit, on en boit deux tasses au matin, sans sucre. C'est ma règle.

— Bien, Monsieur.

«Elle m'appelle Monsieur, songea brièvement le commissaire. Avec la majuscule qu'y mettait Pastor.»

Dans trois jours, la retraite aurait raison de cette majuscule.

— Je ne vous ai jamais posé la question, Gervaise, mais où avez-vous appris l'art du tatouage?

— En Italie, Monsieur, à Notre-Dame de Lorette, pendant les fêtes de Marie. Les pèlerins s'y font tatouer.

Le commissaire divisionnaire Coudrier connaissait la suite. Religieuse à Nanterre dans un foyer de michetonneuses repenties (l'expression était de l'inspecteur Van Thian son père), Gervaise convertissait les dames et leurs tatouages. Il n'y avait qu'elle au monde pour métamorphoser une érection sanguine en Sacré-Cœur radieux, les armoiries d'un maquereau en Colombe de l'Arche, une bacchanale sur peau de jeune fille en plafond de la Sixtine.

Bien entendu, la hiérarchie de sœur Gervaise avait élevé des protestations horrifiées: ces pratiques, non, vraiment… répulsion à quoi sœur Gervaise avait opposé les tatouages des premiers chrétiens, sainte Jeanne de Chantal, fondatrice de la Visitation, tatouée au nom de Jésus, et tous les Croisés de la vraie foi tombés en terre infidèle, une croix tatouée sur le cœur.

Vaincue par l'Histoire, la hiérarchie de sœur Gervaise lui avait reproché ses fréquentations, sa garde prétorienne de maquereaux pénitents, et qu'elle logeât rue des Abbesses, à Pigalle, un quartier maudit de Dieu. A quoi sœur Gervaise avait répondu qu'on ne surveille pas l'enfer du paradis, et que si les anges peuvent déchoir, c'est que les anges déchus peuvent se sauver. Sœur Gervaise parlait peu, mais ses réponses étaient toujours des réponses.

Pour l'heure, Gervaise et le commissaire se taisaient.

Café.

Petites tasses cerclées d'or, frappées du N impérial.

Le commissaire et son inspecteur se brûlaient le bout des lèvres.

Gervaise s'était assise pour la première fois dans ce même bureau deux jours après la mort de son père, l'inspecteur Van Thian, abattu dans un hôpital, l'année précédente. Religieuse en rupture avec sa mère supérieure, sœur Gervaise était venue le trouver lui, le commissaire divisionnaire Coudrier, chef direct de son père mort, pour s'enrôler dans les forces de police. Elle avait exhibé à cet effet une licence en droit quelque peu défraîchie mais dûment homologuée. Le divisionnaire Coudrier, qui avait d'abord soupçonné un syndrome de filiation (lubie d'orpheline, continuation de l'œuvre paternelle…), avait entrepris d'examiner la vocation de la postulante. Point de vocation. Juste de la détermination. Sœur Gervaise était déterminée: on lui enlevait ses putes, ses repenties disparaissaient les unes après les autres. Pourquoi les siennes? Il fallait les retrouver. Elle avait quelques pistes qui, toutes, menaient au pire. Elle se déclarait prête à les suivre jusqu'au bout. Sœur Gervaise ne demandait pas la protection de la police, elle demandait à devenir la police.

Le commissaire divisionnaire Coudrier avait fait subir une épreuve orale à la candidate. Sœur Gervaise avait écarté d'emblée les questions théoriques pour annoncer ce qu'elle savait en matière de délinquance urbaine. Le commissaire l'avait écoutée. Et il avait entendu une religieuse lui apporter la solution d'une demi-douzaine d'affaires irrésolues, qu'il avait lui-même classées: la disparition du fourgon de Rungis, octobre 89, le triple assassinat de la rue Froidevaux, juin de la même année, l'enlèvement et la mort de l'enfant Frémieux février 90, l'assassinat de l'avocat Champfort, mai 93… Nature des crimes, nom des coupables, mobiles et prolongements, tout y était, sœur Gervaise connaissait l'enfer comme sa poche. Mais pourquoi ne pas avoir alerté la police en temps voulu? C'était un délit, cela! Parce que les coupables avaient eux-mêmes disparu dans d'autres chaudrons, ou qu'ils s'étaient amendés, voilà pourquoi. Et sœur Gervaise de citer deux ou trois monastères qui abritaient ces rédemptions dans l'éternel secret de leur silence. Tout bien examiné, le divisionnaire Coudrier ne voyait pas d'inconvénient à ce que les assassins se condamnassent eux-mêmes à la perpétuité. Certes… mais sœur Gervaise savait la différence entre les murs incompressibles de la perpète et les horizons de l'Eternel. La plus ouverte des prisons est hermétique comme une tabatière, quand le plus clos des monastères donne tout entier sur le ciel. La conversation avait pris un tour crypto-théologique, et le commissaire divisionnaire Coudrier, insensiblement, s'était senti moins seul. L'inspecteur Pastor lui manquait. Le vieil inspecteur Van Thian, père putatif de Gervaise, lui manquait davantage encore.

Bref, le commissaire divisionnaire Coudrier avait usé de son influence pour que Gervaise Van Thian accédât dans la semaine à la dignité d'inspecteur stagiaire, et qu'elle fût versée dans son service. Le divisionnaire Coudrier était devenu la mère supérieure de sœur Gervaise.

La frangine, comme l'appelait le vieux Beaujeu.

Le vieux Beaujeu.

Cissou la Neige.

Victime d'une illusion d'optique… autosacrifié au «paradoxe ultime de l'art plastique» (l'expression était dans le journal).

Le divisionnaire Coudrier s'en excusa auprès de feu Cissou la Neige, mais penser à son suicide le distrayait de la jeune fille découpée sur son maroquin.

— Triste affaire, ce suicide… un affreux quiproquo… une victime de l'Art…

Gervaise approuva de la tête.

— Le suicide est une imprudence.

Cela dit sans sourire. Un propos de l'âme.

— Et ce n'est jamais un argument, ajouta le divisionnaire.

Ils laissèrent le silence retomber.

Le commissaire demanda:

— Vous avez trouvé le temps de prévenir les Malaussène?

— Oui, Monsieur, j'y suis allée avec l'inspecteur Titus, pendant que Silistri attendait l'ambulance.

*

COUDRIER: Comment se porte le crâne de Titus?

GERVAISE: Un gros hématome. Il est resté chez lui, aujourd'hui. Il doit passer une radio, je crois.

COUDRIER: …

GERVAISE: Envisagez-vous une sanction, Monsieur?

COUDRIER: J'envisage une engueulade. Si Caregga ne l'avait pas assommé à temps, Titus aurait assaisonné deux ou trois de ces cinglés, et il serait en prison pour meurtre, à l'heure qu'il est.

GERVAISE: …

COUDRIER: Je ne supporte pas l'idée que mes hommes prennent le risque de se faire embastiller.

GERVAISE: …

COUDRIER: Trop besoin d'eux.

GERVAISE: …

COUDRIER: J'ai détaché Titus et Silistri du grand banditisme pour votre protection personnelle, Gervaise… Charge à vous de les tenir un peu.

GERVAISE: …

COUDRIER: …

GERVAISE: …

COUDRIER: Votre deuxième tasse.

*

C'était sa sanction à elle. Le café d'Elisabeth tenait du rituel de passage. Une coupe d'allégeance au commissaire divisionnaire Coudrier. Celui qui buvait cela expiait tout. Et pouvait affronter tous les dangers.

Le jour s'était levé. Le divisionnaire Coudrier, dont la double fenêtre restait ouverte sur toutes les nuits de la ville, alla fermer les lourds rideaux de velours vert où butinaient les abeilles impériales et alluma sa lampe à rhéostat. L'or des abeilles et le liseré des tasses rutilèrent dans la pénombre. Le bronze de l'Empereur se mit à luire d'un éclat sombre. Les membres de la jeune fille dépecée explosèrent sous les yeux du commissaire. Cette blancheur!