Il faudrait pourtant y venir.
Coudrier s'offrit un dernier détour en regardant Gervaise boire son café. Il songea aux chapelets. Ses hommes s'étaient mis à égrener des chapelets pendant les briefings, ces derniers temps. Les uns après les autres. Pourtant, l'inspecteur Gervaise Van Thian, infiniment respectueuse de la laïcité républicaine, s'interdisait tout prosélytisme religieux. Elle en avait fait le serment en prenant ses fonctions. Elle avait juré sur la Sainte Croix. Une sorte d'épidémie, donc. Blouson de cuir, santiagues, gourmettes, holster, menottes… et chapelets. Bien. «Les Templiers de Gervaise». L'expression courait dans les autres étages de la Maison. Coudrier ne comprenait pas… Si ce n'était… peut-être… oui… cette démangeaison au bout de ses propres doigts…
Suffit.
Allons-y.
Il regarda franchement la photo de la jeune fille morte. Cette blancheur… Bouillie! Le rapport du médecin légiste Postel-Wagner était formel. De la chair bouillie. On l'avait fait bouillir… vivante.
COUDRIER: De vous à moi, Gervaise, j'aurais préféré que Titus les élimine tous.
GERVAISE: …
COUDRIER: Il y a, parmi ces «témoins» appréhendés, deux ou trois personnalités…
GERVAISE: …
COUDRIER: … incontournables, comme diraient mes petits-enfants.
GERVAISE: …
COUDRIER: Mortes, elles eussent été plus… digestes… pour la Chancellerie.
GERVAISE: Et l'inspecteur Titus aurait été condamné à leur place.
COUDRIER: …
GERVAISE: …
COUDRIER: Ces gens-là ne seront pas jugés, Gervaise.
GERVAISE: …
COUDRIER: On jugera les rabatteurs, l'homme à la caméra, les techniciens du laboratoire de duplication, les fourgueurs de films, tout le réseau sur qui votre action nous a permis de mettre la main… mais, parmi les voyeurs…
GERVAISE: …
COUDRIER: On ne jugera que les voyeurs les moins voyants. La psychiatrie effacera les autres.
GERVAISE: Et le chirurgien?
COUDRIER: Introuvable.
GERVAISE: …
COUDRIER: Ni dans la maison ni dans le quartier qui était soigneusement bouclé, vous pouvez me croire.
GERVAISE: …
COUDRIER: Nous avons obtenu des aveux, Gervaise…
GERVAISE: …
COUDRIER: …
GERVAISE: Des aveux, Monsieur?
COUDRIER: Les rabatteurs et le cameraman ont parlé. Six de vos filles sont mortes.
GERVAISE: …
COUDRIER: Le chirurgien en a tué six. En un an.
GERVAISE: …
COUDRIER: …
GERVAISE: …
COUDRIER: Nous avons retrouvé les corps.
GERVAISE: …
COUDRIER: Je suis désolé.
GERVAISE: Vous avez leurs noms?
COUDRIER: Marie-Ange Courrier, Séverine Albani, Thérèse Barbezien, Melissa Kopt, Annie Belledone et Solange Coutard, la plus jeune.
GERVAISE: …
COUDRIER: …
GERVAISE: Je voudrais encore un peu de café…
C'était elle qui lui accordait un répit, cette fois-ci, en s'infligeant cette troisième tasse. Elle lui laissait le temps de trouver les mots pour lui annoncer la suite. Elle but son café à petites gorgées silencieuses. On avait retrouvé les corps, oui. Dépecées vivantes sous l'œil d'une caméra, les protégées de sœur Gervaise, toutes. Cela, elle pouvait l'imaginer seule, il n'aurait pas à le lui expliquer. Une histoire de snuffeurs… En madère de criminalité, rien ne dépasse l'imagination. Qui ne se lasse pas de se dépasser elle-même. A trois jours de sa retraite, il semblait au divisionnaire Coudrier que la République l'avait salarié toute sa vie pour apprendre cela, cela seulement: pas de limite! A chaque jour sa petite surprise. On ne peut pas parler de monotonie… «Vu de l'extérieur, je ne me suis pas ennuyé, en somme…» Le commissaire divisionnaire Coudrier aurait aimé se voir de l'extérieur. Mais, chaque fois, c'était en lui que cela se passait. Et c'était en lui qu'il tournait en rond, maintenant. A la recherche des mots… Les mots justes… De quoi s'agissait-il, après tout? Oh, trois fois rien… Apprendre à Gervaise Van Thian qu'en cherchant à les sauver de leur vie dissolue, elle avait elle-même envoyé ces filles à la mort.
COUDRIER: Et nous savons pourquoi le «chirurgien» choisit surtout vos filles.
GERVAISE: Pourquoi?
COUDRIER: …
GERVAISE: Pourquoi, Monsieur?
COUDRIER: …
GERVAISE: …
COUDRIER: …
GERVAISE: …
COUDRIER: Pour vos tatouages, Gervaise. Il découpe vos tatouages, et il les vend à un collectionneur.
GERVAISE: …
COUDRIER: …
GERVAISE: …
COUDRIER: …
Eh bien, voilà… Ce n'était pas plus difficile que ça… Toujours surprenant, les conséquences immédiates d'une mauvaise nouvelle. Dans le cas présent, le tremblement léger d'une tasse à café contre sa soucoupe. Rien d'autre que ce tintement. «On a toujours assez de force pour supporter les maux d'autrui.» Allons bon, voilà que La Rochefoucauld en profitait pour s'asseoir sur le coin du bureau. Comme si c'était le moment! Le divisionnaire Coudrier envoya paître La Rochefoucauld: «Vous et vos aphorismes, mon cher duc, vous n'êtes qu'un réducteur de têtes.»
Gervaise reposa tasse et soucoupe, le plus doucement possible.
— Continuez, Monsieur.
COUDRIER: Combien avez-vous tatoué de filles, Gervaise?
GERVAISE: Toutes celles qui le souhaitaient. Je leur proposais aussi le détatouage. Mais la plupart préféraient un dessin modifié à une vilaine cicatrice.
COUDRIER: Combien?
GERVAISE: Cent cinquante, un peu plus, peut-être.
COUDRIER: Vous gardez le contact avec toutes?
GERVAISE: Non, Monsieur. Beaucoup reprennent leur liberté. Elles changent de vie et de région.
COUDRIER: Une seule chose arrête un collectionneur, Gervaise: la fin de sa collection.
GERVAISE: …
COUDRIER: Tant que nous n'aurons pas mis la main sur cet esthète, vos filles seront en danger.
GERVAISE: Le chirurgien est traqué. Les choses vont se calmer un certain temps.
COUDRIER: Oui.
GERVAISE: …
COUDRIER: D'un autre côté, le danger lui permettra d'augmenter ses tarifs. La logique de tous les marchés.
GERVAISE: Alors, il n'en deviendra que plus dangereux.
COUDRIER: Je le crains. Comme tout bon spéculateur.
GERVAISE: …
COUDRIER: …
GERVAISE: En Bourse comme ailleurs, on ne spécule que sur la mort des autres. Mon père me répétait souvent cela.
COUDRIER: …
GERVAISE: …
COUDRIER: Nous ne vouons pas du même côté, votre père et moi, mais il m'aidait à penser.
GERVAISE: …
COUDRIER: Reste une autre inconnue.
GERVAISE: Oui, Monsieur?
COUDRIER: L'identité de la dernière victime. La jeune fille, sur cette photo. Ce n'était pas une des vôtres, n'est-ce pas?
GERVAISE: Non, Monsieur. Mondine la connaissait peut-être. Je vais l'interroger.
COUDRIER: Prenez garde à vous, Gervaise, vous êtes dans leur ligne de mire. Surtout, surtout, que Titus et Silistri ne vous lâchent pas d'un poil. Ni vos maquereaux non plus.