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— Comment se porte votre chien?

Comme un cauchemar pétrifié au-dessus d'un lit conjugal, monsieur le commissaire. Et vous, comment vous portez-vous? Ça ne vous ressemble pas de me demander des nouvelles de Julius comme s'il y allait de votre vie.

Mais il n'attend pas ma réponse.

— Entendons-nous bien, monsieur Malaussène, que vous taquiniez l'huissier La Herse, je ne peux pas vraiment vous le reprocher… il a lui-même une fâcheuse tendance à se passer du concours de la Loi. Quant à ce M. Sainclair…

Il fait la moue. Il cherche les mots du mépris:

— Ce Sainclair n'a jamais été fréquentable. Déjà au temps du Magasin… Et son Affection ne le rehausse pas dans mon estime. Vous l'avez lue, cette revue? Non? Vous devriez. Rien qu'une fois. C'est édifiant! Et ça se prétend de la médecine! Pourquoi lui avez-vous flanqué cette raclée?

Parce que je suis une tombe, monsieur le commissaire. Parce que j'abrite les organes et la mémoire d'un certain Krämer et que Sainclair se proposait de ressusciter Krämer dans ses colonnes. Or, Krämer a bien gagné son repos, je ne veux pas qu'on le réveille. Je suis sa tombe et son gardien, le petit angelot de stuc et la dalle de marbre noir… Nous avons tous besoin de repos… Les morts un peu plus que nous: Krämer, Thian, Cissou, Stojil… C'est un petit mort qui m'a passé la consigne ce soir-là, le plus petit d'entre les morts… disparu à la seule perspective de naître.

— Peu importe, d'ailleurs, là n'est pas la question… A vous parler franchement…

A me parler franchement, vous cherchez vos mots, monsieur le commissaire. Qu'avez-vous donc à m'annoncer? L'abomination des abominations? Cissou s'est pendu, le savez-vous? Mon enfant a renoncé, le savez-vous? Mon chien mord la poussière et maman se meurt d'amour pour l'inspecteur Pastor, le savez-vous? Si vous avez pis à m'apprendre, n'hésitez pas. Tapez fort, ça me distraira des cauchemars du Petit. Parce que le Petit est retourné en cauchemar, le savez-vous? Ses hurlements nocturnes hérissent la crinière du zèbre!

— Je vais prendre ma retraite, monsieur Malaussène.

— Où ça?

C'est la première question qui m'est venue. Tellement scié par cet ex-abrupto que je n'ai su que dire. La retraite… Doit-on présenter nos condoléances? Doit-on voter des félicitations?

Il s'autorise un très léger sourire.

— Dans un petit village de l'arrière-pays niçois qui porte votre nom, figurez-vous.

— Malaussène?

— Avec deux «s», oui. J'y suis né. Vous connaissez?

— Je ne suis jamais sorti de Paris.

— Un vœu?

— Une nécessité.

Avec maman qui cavale et Julie qui baroude, il faut bien que quelqu'un garde la boutique. Pas de renard sans terrier, et pas de terrier sans concierge.

— Ma femme et moi retournons à Malaussène, auprès de nos amis Sanchez, qui tiennent le café.

Son sourire le précède. Il y est déjà. Oui, il donnerait volontiers ses trois dernières journées de boulot pour ne pas avoir à m'annoncer la nouvelle qui le travaille.

— J'ai toujours aimé les abeilles, et ma femme a toujours adoré le miel.

Se peut-il qu'il m'ait fait venir pour m'entretenir de ses ruches?

— Mon successeur ne vous appréciera pas, monsieur Malaussène.

Bon. Ce n'est pas pour me parler de ruches.

— Il vous ferait incarcérer pour le tiers des motifs que je viens d'énoncer.

En somme, il me reste trois jours de liberté.

— Pas que ce soit un mauvais bougre, notez, mais c'est, comment dire? un fonctionnaire irréprochable. Dépourvu de romanesque à un point que vous n'imaginez pas.

Ses yeux planent un instant sur la verte prairie de son maroquin.

— Le romanesque, monsieur Malaussène… la morale de tous les possibles. Une aptitude à ne pas préjuger du crime d'après la gueule, à ne pas prendre des présomptions pour des preuves, à considérer que dix coupables en liberté valent mieux qu'un innocent en prison…

Il lève sur moi un regard de fin de carrière.

— Très controversé, chez nous, le romanesque.

Et cette information:

— Je connais très bien mon remplaçant.

Si j'en juge par le poids de ses paupières et le net accroissement de la lumière, cette connaissance doit lui peser.

— C'est mon gendre.

Allons bon. Ça marche comme ça dans l'administration? Elevage de dauphins? Népotisme? Le petit caporal distribuant ses duchés?

— Non, n'imaginez pas que j'y sois pour quelque chose. Un hasard de carrière. Enfin, je suppose… Peut-être la volonté secrète de s'asseoir dans le fauteuil du beau-père… Allez savoir… Depuis que M. Freud a distribué ce genre de cartes… Et le désir de grimper plus haut, bien sûr. La préfecture de police… le cabinet du ministre… Les glorieuses abstractions de l'altitude! C'est un polytechnicien, mon gendre…

La lumière s'accroît encore sous la pression de son pied.

— Mais, pour réaliser ce genre d'ambitions, il faut des résultats spectaculaires, dignes des honneurs de la presse.

Regard entendu.

— Or, vous et les vôtres, monsieur Malaussène, constituez une banque inépuisable de résultats télégéniques!

Bon. J'ai compris. Il prend sa retraite, il me laisse derrière lui, il se fait du mouron pour ma petite famille parce qu'il connaît trop bien la sienne. Pour un peu, il nous emmènerait butiner avec sa femme dans le village qui porte mon nom. C'est que nous avons tissé des liens, lui et moi, ces dernières années. Tous les pétrins dont il m'a sorti… toutes ces conversations à rhéostat… Et c'est vrai que j'ai fini par m'attacher à lui, moi aussi. Moi aussi, je me suis attaché à vous, monsieur le commissaire… Ce n'est pas parce qu'on n'a rien à lui dire qu'on peut se passer d'un confesseur. Je me suis attaché à ses questions, à son bureau, à son gilet, à sa silhouette, à son cheveu plat, à son front trop blanc. Je sais déjà que son départ creusera un trou dans mon décor.

Lente décrue de la lumière. Aimable pénombre.

— Café?

Va pour un petit rabe de café. La tasse de l'étrier. Je me suis attaché au café d'Elisabeth, aussi. A la ronde de la petite cuillère dans la mélodieuse porcelaine. Au silence de cette pièce. Aux rideaux tirés sur la bonté de cet homme. Voilà. J'ai pris plaisir à la fréquentation d'un commissaire, ne nous le cachons pas. Honte sur ma tête, joie dans mon cœur: j'ai aimé un flic! Preuve qu'il n'y a pas d'amour contre nature. Et son chagrin me peine.

— Mon gendre…, répète-t-il, comme s'il doutait encore de sa fille.

Il repose sa tasse. Il hausse la lumière. Il me regarde bien droit.

— Et il s'appelle Legendre, monsieur Malaussène! C'est vous dire vos chances, si vous tombez entre ses mains.

Va savoir pourquoi, cette tautologie, en effet, me glace le sang. Au point que j'improvise une défense panique.

— Enfin, ce n'est pas un La Herse ni un Sainclair qui peuvent aider à la carrière de votre gendre! Je ne les ai pas tués, tout de même! Ces broutilles…

Il m'interrompt de la voix et du geste.

— Ne vous faites aucune illusion, mon garçon, tout vous sera compté, absolument tout!

Silence. Puis, désolé:

— D'ailleurs, vous avez raison. Il ne s'agit pas de cela.

Un temps.

— Ecoutez-moi bien, maintenant.

J'écoute.

— Je vois se profiler à l'horizon une affaire épouvantable qui va défrayer la chronique et dont vous serez l'épicentre. Vous allez vous en mêler, en toute innocence, comme d'habitude. Mais cette fois-ci, je ne serai pas là pour la prouver, cette innocence. Ne protestez pas, je vous connais, c'est à peu près inévitable.