— Juuuuulie!
Le professeur Berthold jaillit à son tour de la chambre de Mondine, bouscula flics et voyous, releva leur prisonnier par les pans de sa veste et le maintint devant lui.
— Qu'est-ce que vous foutez ici, Malaussène? Et qu'est-ce qui vous prend de gueuler comme un veau? Vous ne trouvez pas que vous m'avez assez emmerdé comme ça? Dès que vous entrez dans cet hôpital, c'est un carnage!
— Où est Julie? J'ai ouvert toutes les portes, je ne l'ai vue nulle part! Qu'est-ce que vous avez fait de Julie?
— Elle est aussi dingue que vous, votre Julie, elle s'est tirée après l'opération, dès que j'ai eu le dos tourné!
— Et vous l'avez laissée partir? Vous l'avez laissée partir? Mais vous êtes encore plus con que votre légende, Berthold! C'est pas possible! Où est-elle allée?
— Chez vous! Elle est rentrée chez vous! Où voulez-vous qu'elle aille?
— Seule? Dans l'état où vous l'avez mise?
— Mais non, pas seule! Ce con de Marty a foncé derrière elle quand je lui ai dit qu'elle s'était barrée! Il doit jouer les saint-bernard, à l'heure qu'il est. Je serais vous, Malaussène, je me précipiterais, ça sent la piaule!
— Vous n'êtes qu'un videur d'huîtres, Berthold, c'est pas le bistouri, votre outil de travail, c'est la petite cuillère! Un jour vos conneries vous retomberont sur la gueule et vous vous retrouverez à la porte d'une brasserie à cureter les oursins, c'est ça votre vraie vocation!
Berthold hésita une seconde, puis, comme on renonce à tout, il poussa un profond soupir et rejeta le nommé Malaussène dans les bras d'où il venait de le sortir.
— Vous aviez raison, les gars, descendez-le. Ensuite, entretuez-vous. Dès que ça cessera de tirer, je convoquerai les serpillières.
27
Julie était rentrée à la maison, oui, mais la tribu l'avait enlevée. Jérémy et sa bande la couvaient dans leur tanière. Julie jouait la Belle Endormie dans le ventre du Zèbre. Ils lui avaient confecdonné un lit à baldaquin au beau milieu de la scène. Un grand lit carré, bordé de toile blanche, comme dans la chanson. Et quatre bouquets de pervenches, je n'invente rien. Une cascade de tulle tombait de la nuit des cintres pour s'évaser en bouillonnant autour du lit. L'ensemble, immaculé, rutilait doucement dans la pénombre. Tout autour de la scène, sur des cordes à linge, séchaient des photos de ce lit blanc tombé du cieclass="underline" la ronde des anges saisie par l'œil de Clara. Julie dormait. Les sentinelles veillaient dans les coulisses. Julius le Chien, transbordé lui aussi dans son hamac, croquait l'ombre toutes les trois minutes.
— On a pensé que vous seriez mieux avec nous, Ben, pendant que Julie fait son travail de deuil.
Son «travail de deuil»… J'ai regardé Jérémy. Décidément, ce môme attrape les jargons comme d'autres chopent les microbes.
— Le docteur Marty est d'accord. Suzanne a décidé de fermer le Zèbre aussi longtemps qu'il le faudra. Hein, docteur, que vous êtes d'accord?
Marty a confirmé:
— Et je suis d'accord aussi pour parler seul avec ton frère. Retourne à tes affaires, Jérémy.
Marty… le seul homme au monde devant qui Jérémy s'incline sans ausculter les fondations de l'obéissance.
Tout de même, juste avant de sortir, il a dit:
— Je voudrais pas abuser, docteur, mais quand vous en aurez fini avec Ben, ce serait gentil à vous d'aller voir maman.
Marty a levé les yeux de l'interrogation.
— Elle mange plus, a expliqué Jérémy. J'ai fait ma corvée de chagrin auprès d'elle, aujourd'hui, j'ai rien pu lui faire avaler.
— Qu'est-ce qu'elle a, d'après toi? a demandé Marty.
— Le cœur, docteur. Pas la pompe, le vrai. Nous autres on n'ose pas lui poser des questions. C'est trop personnel. Mais, vous, c'est autre chose, vous, elle s'en fout, elle vous répondra peut-être…
Marty a promis. Jérémy est sorti.
Nous nous sommes assis sur l'avant-scène, Marty et moi. Nous avons laissé nos pieds tremper dans le vide du cinéma. Le grand silence a fait les premiers pas. Puis Marty a dit:
— Julie sera sur pied demain. Aucun risque d'infection avec Berthold.
J'ai pensé: «Avec Fraenkhel non plus, nous ne courions aucun risque», mais je me suis abstenu. Nous entendions la respiration paisible de Julie et les claquements ivoire de Julius. Les photos gouttaient dans une légère odeur de révélateur.
— Il ne faut pas que vous vous racontiez d'histoire, Malaussène. Vous n'y êtes pour rien. L'enfant ne vous a pas été enlevé parce que vous lésiniez sur la paternité.
J'ai regardé Marty.
Il m'a regardé.
— Je suis sûr que vous vous racontez ce genre de trucs.
Difficile de le contredire. Nous avons reporté nos regards sur les sièges du cinéma.
— Quant à Fraenkhel…
Je n'avais guère envie d'entendre parler de Matthias Fraenkhel.
— Il ne peut pas avoir fait ça.
Mais je n'avais pas envie non plus de voir partir Marty. Je l'ai donc écouté me dire toute l'estime qu'il portait au bon docteur Fraenkhel. Qui avait été son professeur, rue des Saints-Pères, un des rares êtres humains qu'il eût rencontrés sur son chemin d'Hippocrate, une bonne raison de devenir médecin.
— Nous sommes tous des mécaniques sociales, comparés à Fraenkhel. Quand je dis nous, je parle du corps médical tout entier. C'est à des médecins comme lui que nous devons le peu d'humanité dont nous sommes capables avec nos patients.
L'humanité de Matthias Fraenkhel… Je me suis autorisé une discrète objection:
— Il a tout de même écrit ces onze lettres…
Marty a hoché la tête.
— Je sais. Nous en avons parlé avec Coudrier, au téléphone, et avec mon ami Postel-Wagner, le médecin légiste. Postel-Wagner aussi a été l'élève de Fraenkhel. Il est comme moi. Il ne comprend pas.
Dans le silence qui a suivi, j'ai demandé:
— Est-ce qu'un médecin peut devenir fou? Pour cause de métier, je veux dire…
Il a réfléchi.
— Nous sommes tous un peu cinglés, dans la profession. Soit que la douleur nous attire, soit qu'elle nous révolte. Dans les deux cas, nous finissons par préférer la maladie à nos malades, c'est notre forme de folie… avec Berthold comme point culminant. Dans le duel permanent que se livrent l'investigation clinique et l'émotion humaine, la seconde ne peut pas gagner. Elle emporterait le médecin avec son malade. Certains renoncent à soigner par excès de compassion… J'en ai vu. Postel-Wagner s'est reconverti dans la médico-légale. Il affirme que c'est le meilleur observatoire pour veiller sur les vivants. J'en connais aussi qui spéculent sur la douleur en connaissance de cause: ceux-là deviennent de gros contribuables. Mais, pour la plupart, nous faisons ce que nous pouvons, nous craquons, nous remontons la pente, nous craquons de nouveau, et nous vieillissons. Nous ne sommes pas très sympathiques. Nous perdons notre gaieté factice de carabins. Pas par compassion. Par épuisement… La maladie, c'est le rocher de Sisyphe. Seulement, on ne peut pas imaginer Sisyphe heureux contre une sclérose en plaques.
Nous parlions au brouillon, comme deux comédiens en quête des mots justes, devant la salle qui va bientôt se remplir.
— C'est peut-être ce qui est arrivé à Fraenkhel, dis je.
— Quoi donc?
— Un coup de grisou. Une émotion trop forte…
— Peut-être…
Oui, sous le coup d'une émotion violente, Fraenkhel s'était peut-être attribué le rôle que je faisais semblant de jouer depuis la grossesse de Julie. A quoi bon naître, vu l'état de l'homme et la santé du monde? Un retour de flamme adolescent, d'autant plus ravageur qu'il aurait été plus longtemps contenu… et le voilà qui se met à interrompre en chaîne les enfants à venir.