Marty restait sceptique.
— Je ne vois pas ce qui aurait pu provoquer une pareille mutation chez un homme comme lui. Il n'aimait vraiment pas la mort.
Il y eut un silence. Puis Marty lâcha une formule qui sonna comme une épitaphe:
— Sa vie, c'était la vie.
Dieu sait que je n'avais pas envie d'entendre ce genre de choses, si près de Julie à qui Matthias venait justement de voler une raison de vivre… Mais je me suis rappelé tout à coup l'irruption de Clara dans notre chambre, ce matin, après le départ de Julie et avant l'arrivée de l'inspecteur Caregga. «Benjamin, Benjamin, le Petit a fait un rêve épouvantable! — Assieds-toi, ma Clarinette, calme-toi, de quoi a-t-il rêvé? — De Matthias!» Le cœur de Clara en bondissait encore. Le Petit avait vu Matthias s'avancer vers lui dans l'allée centrale du Zèbre, couvert de sang, les yeux écarquillés, candeur effrayante, apparition de l'Innocence martyre… non pas l'image de la douleur, mais la Douleur personnifiée. Je connaissais bien cette expression chez Matthias Fraenkhel, c'était celle que je lui avais vue moi-même le jour de cette conférence où la grande fille enceinte lui avait lancé un mou de veau qui s'était écrasé contre sa poitrine. Le rêve du Petit était une vision authentique. J'entendais encore le mou de veau passer au-dessus de ma tête en un sifflement spongieux. C'était tout de suite après que Matthias eut cité la phrase de saint Thomas: «Mieux vaut naître malsain et contrefait que de ne naître point.» J'entendais le hurlement de la fille: «Tiens, en voilà du contrefait, eh, connard!» Je revoyais le regard de Matthias ensanglanté. Matthias qui s'était avancé vers le Petit, cette nuit, droit venu de ce moment-là. Il prononçait mon nom en marchant. «Il t'appelait, Benjamin. Le Petit dit que Matthias t'appelait.» Matthias marchant dans la tête du Petit, couvert de sang, tordu par les rhumatismes… victime inachevée… douleur qui s'excuse… et m'appelant, moi… moi…
Il a fallu que j'entende la voix de Julie pour revenir ici et maintenant.
— C'est toi, Benjamin? Avec qui parles-tu?
Nous nous sommes retournés, Marty et moi.
Elle n'avait pas dit un mot en arrivant au Zèbre. Elle s'était laissé déshabiller et coucher sans protester dans le grand lit carré, elle s'était laissé border comme l'enfance. Tandis que tout le monde quittait la scène sur la pointe des pieds, elle avait retenu Suzanne. Suzanne s'était assise au bord du lit, avec cette patiente pesanteur de qui attend une confidence. Mais Julie lui avait juste raconté son entrevue avec Barnabé. Son refus de voir projeter le Film Unique. Elle avait demandé à Suzanne de convoquer le collège des cinéphiles pour le soir même. «Barnabé viendra. Il y aura probablement une décision à prendre.» Et elle s'était endormie. Après le départ de Marty, elle ne me parla pas davantage. Ni de l'enfant, ni de Matthias, ni de Berthold. Pas un mot. Le silence de Julie, c'est la guérison de la bête. L'âme gîte. Le cœur dégorge. Le cerveau colmate. «Après la mort de mon père, je n'ai pas prononcé un mot pendant six mois.» Avis aux amateurs de chagrin: il serait malvenu de consoler. A la rigueur, être là. S'étendre et attendre. C'est ce que j'ai fait. Je me suis allongé près d'elle. Elle a posé la tête sur mon épaule. Nous nous sommes endormis.
Pour nous réveiller quelques heures plus tard dans un cercle de regards attentifs. La tribu Malaussène et les allumés du cinématographe nous entouraient. Du gros Avernon (la pythie du plan fixe) jusqu'à Lekaëdec (le Saint-Just du travelling), pas un ne manquait à l'appel. Assis autour de nous, droits sur leurs chaises, les blanches photos du lit déployées dans leur dos, ils nous fixaient sans broncher. C'était comme ouvrir l'œil dans la couveuse des anges! Notre lit trônait sur une estrade d'ombre, mais les projecteurs dardaient sur chacun d'eux une lumière de vitrail. J'ai donné un discret coup de coude à Julie. Comme si j'avais déclenché un signal, le tulle s'est soulevé par saccades, libérant le lit dans un criaillement de poulie. Un cône de lumière pailletée tomba des nuées pour nous mettre sous cloche.
La mise en scène selon Jérémy…
Julie s'est redressée, toute blanche dans la chemise de nuit de Suzanne. Sa crinière vénitienne honorée par la pluie des paillettes et le poids de ses seins qu'un sillon de sueur collait à la toile de lin modifièrent la nature du silence.
Elle eut un sourire.
— Décidément, tu es le roi du kitsch, Jérémy. A côté de toi, Walt Disney est un apprenti.
Il y eut quelques rires, dont celui de Jérémy aux oreilles soudain phosphorescentes, puis Julie entra dans le vif du sujet. Elle remercia les séraphins du Cinéma d'être venus si vite et leur exposa brièvement son entrevue avec Barnabooth l'escamoteur, petit-fils du vieux Job et de Liesl, résolument hostile à ce que le Film Unique de Job fût projeté, même une seule fois.
— A quel titre, cette censure? demanda Lekaëdec.
— C'est ce que vous lui demanderez quand il arrivera, répondit Julie.
Mais ce n'était pas aussi simple qu'elle le pensait.
— Je ne vois pas l'utilité d'une pareille entrevue, objecta Lekaëdec. Cette projection regarde le vieux Job, non? Il s'agit de son film, n'est-ce pas?
— Pour une fois Lekaëdec a raison, gronda Avernon. On ne va certainement pas se laisser baver sur les rouleaux par un héritier.
— Le fait est qu'il n'y a pas d'art moins généalogique que le cinématographe, fit observer Suzanne.
— Les réalisateurs qui comptent vraiment n'ont jamais produit de dynasties à la Bach, à la Strauss…
— A la Bruegel…
— A la Dumas…
— A la Debré…
— A la Leclerc…
— A part les Tourneur, peut-être, ou les Ophüls, non?
— C'est l'exception qui confirme la règle.
— Il n'y a que les acteurs pour se reproduire!
Le débat était engagé. Julius le Chien distribuait les temps de parole. Trois minutes par tête.
— Un film unique! Un homme brûle sa vie aux sunlights d'un film unique et on laisserait son héritier en confisquer les bobines?
— Et quel héritier! Le négateur d'un siècle d'images!
— Si ce Barnabooth a un compte à régler avec le cinématographe, ce n'est pas au vieux Job d'en faire les frais.
— Et s'il a un compte à régler avec le vieux Job, ce n'est pas au cinéma de morfler.
A chaque tour de piste, la pression montait d'une octave.
— C'est la vie même, le cinéma! Le petit-fils veut tuer le grand-père, ou quoi?
— Vous imaginez Mizoguchi avec un héritier?
— Welles avec une descendance?
— Et Capra?
— Et Fellini?
— Et Godard? Vous voyez un héritier confisquer les films de Godard?
— Pas de blasphème, Avernon!
Tout à coup, je me suis vu à la place de l'héritier en question, le Barnabooth qui, d'ici peu, allait pénétrer dans l'arène pour se retrouver face à la meute cinéphile. Ça m'a fait du bien. C'était un de ces moments où, malgré nos tourments intimes, nous sommes secrètement contents de ne pas être l'autre. C'est ainsi que se tissent les deuils. Petits instants de félicité entre les assauts du désespoir, un point à l'endroit un point à l'envers, jusqu'au bonheur retrouvé d'être soi… Oui, ce doit être ça, après tout, le bonheur: la satisfaction de ne pas être l'autre.
J'en étais là de cette généreuse réflexion, quand l'«autre» s'est manifesté, justement. En frappant à la porte du Zèbre, comme l'avait fait maman quelques semaines plus tôt. Mais cette fois-ci nous savions qui nous attendions, et avec tous nos yeux! Ses coups ne couvrirent pas l'ardeur des conversations. Seule Suzanne l'entendit.