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— Je crois savoir, ajouta-t-il en s'adressant à la tribu Malaussène tout entière, je crois savoir que vous étiez la seule famille de Cissou la Neige…

Et soudain, dans la douleur générale, il sut ce qu'il allait en faire, lui, Silistri, de la photo du père Beaujeu! Une telle révélation, qu'il en chancela. Pour un peu, il aurait fichu le camp immédiatement, il se serait rué chez Titus pour lui exposer son idée. Il resta, pourtant. Quelque chose, en lui, s'acharnait sur ce gosse qui, en fait de cadavre, se décomposait sous ses yeux.

— Vous êtes entré dans sa chambre peu après son suicide. Vous en êtes ressorti sans prévenir personne pour aller chercher un appareil-photo. Vous êtes revenu et vous l'avez photographié sous tous les angles. Une heure plus tard, à quinze heures trente, vous avez négocié les clichés à l'agence Photem auprès d'un ami.

La photo passait de main en main. Julius le Chien avait beau claquer des mâchoires, les horloges n'ont jamais arrêté le temps. Brusquement, Silistri changea de ton.

— Vous ne serez pas poursuivi, dit-il doucement. Je veux juste partir d'ici en sachant pourquoi vous avez fait une chose pareille.

Immobilité. Silence. Et du temps… du temps. Et les regards refermés sur Clément Graine d'Huissier. Puis, parce que la photo aboutissait entre ses doigts, la voix chaude d'une jeune femme au visage ovale s'éleva, oui, une voix ronde dans un visage ovale, qui déclarait:

— Moi, je sais.

«Clara Malaussène», pensa Silistri.

Clara avait rompu le silence et l'immobilité. Elle était venue près de Clément. Elle tenait son nouvel appareil-photo à la main. Elle avait juste dit:

— Oh! Clément…

Sans élever le ton. Mais en allant chercher ce prénom au fond d'une douleur stupéfaite, ce prénom si lourd à remonter à la surface.

— Oh! Clément…

Elle avait ouvert le boîtier de l'appareil, elle en avait extrait la pellicule. Elle disait à l'inspecteur avec un pauvre sourire d'excuse:

— C'est pour pouvoir m'offrir cet appareil, qu'il a fait ça.

Elle dévidait la pellicule qui s'entortillait à ses pieds. Quand l'appareil fut vide, elle le colla entre les mains de Clément.

— Va-t'en.

Sans élever la voix.

— Va-t'en vite, maintenant.

Elle-même quitta la scène en décrochant toutes les photos du lit blanc.

*

Dehors, l'appareil photographique explosa contre le mur du Zèbre. D'un coup de pied Clément envoya ses restes traverser le boulevard. Un convoi de fruits et légumes venu de Rungis pour le marché du lendemain tenta de les agglomérer à l'asphalte. Puis le jet d'une voiture verte projeta la galette métallique dans la saignée du trottoir. La mise en bière proprement dite eut lieu dans une bouche d'égout, au coin de la rue Ramponeau, sous la bruyère d'un balai phosphorescent.

Clément fuyait. Il ne se souciait d'aucune destination, il fuyait dans la nuit, cassé de chagrin, de rage et de honte. Un fuyard expressionniste qui projetait sur les murs une ombre de sycophante. Le Maudit de Fritz Lang, le Mouchard de John Ford, Clément fuyait dans un aveuglant tintamarre d'images accusatrices, il poussait les portes de la nuit, poursuivi par les mains détruites de Raymond Bussières: «Regarde mes pognes, mon p'tit gars, t'es rien qu'un dégueulasse…» Et il entendait gémir en lui la voix de Sénéchal avec les accents de Reggiani: «Je voudrais pas être un dégueulasse.» Mais Clément avait trahi un mort, et dégueulasse il l'était bien plus que Sénéchal ou Gypo qui n'avaient après tout balancé que des vivants, à la guerre comme à la guerre… Clément fuyait comme un pilleur de sépulture poursuivi par la malédiction de la momie. Dans leur fureur vengeresse les pharaons lui dépêchaient les plus mauvaises images de sa mémoire pelliculaire: un vent de sable où se découpait l'ombre du ventilateur, la démarche grotesque de Christopher Lee, la courte résonance des studios où l'on prétendait enfermer le désert, et lui-même, Clément, détalant dans un short monstrueux et sous un casque de carton bouilli… Il était le monstre absolu, l'objet d'un opprobre universel et millénaire. Les derniers volets de Belleville se fermaient sur son passage. Il fuyait comme on s'efface. Il ne remettrait plus jamais les pieds dans le quartier de son bonheur. «C'était par amour! hurlait-il dans le silence de son crâne. Par amour!» Il sanglotait dans sa fuite, «par amour», répétait-il, et les images y gagnaient en qualité: la caméra de Grémillon et la voix de Charles Vanel, Le ciel est à vous! Clément fuyait en hurlant son amour pour Madeleine Renaud et que le ciel était à eux, à Clara et à lui, mais non! trop de différence! trop de différence! Clara l'avait chassé pour cause de différence radicale! Il était l'enfant aux cheveux verts! le cœur broyé d'Elephant Man! Il n'avait rien à espérer! Jusqu'où Clara serait-elle allée, pour lui prouver son amour? Il avait été capable, lui, de toutes les transgressions. Pour l'amour d'elle! Il était la différence absolue, et eux tous, embusqués derrière leur regard, n'étaient rien d'autre que ce regard unique! Le regard unique des maquereaux du réel, des curés de l'image, braqué sur son irréconciliable différence! Ils le jugeaient! Ils s'autorisaient la morale par défaut de sentiment! Ils l'avaient tenu sous le feu de leur regard unique par carence de corps et de cœur! Ils l'avaient maudit!

— Monsieur!

Il en était revenu à Fritz Lang et avait atteint la place de la République, quand le gamin, enfin, le rattrapa.

— Monsieur.

Ce n'était pas un gosse de la bande Malaussène. C'était un petit Vietnamien qu'il n'avait jamais vu, et qui avait perdu son souffle en chemin.

— Monsieur! Le monsieur m'a dit de te donner ça!

Un petit magnétophone. Haletant, Clément scruta le Faubourg du Temple. Le gosse avait disparu. Clément examina l'engin en reprenant son souffle. Du métal satiné qui tenait au creux de sa main… Clément chercha l'ombre d'une porte cochère, s'y rencogna, déclencha la ronde de la bande et plaqua l'appareil contre son oreille.

La voix était douce, persuasive, un peu nasale.

— Vous avez suffisamment fui comme ça. Arrêtez-vous et réfléchissez. Ils vous accusent d'avoir souillé une image mais ils s'apprêtent à faire bien pire. Ne vous reprochez rien. Soyez chez moi dans une heure. Nous en parlerons tranquillement.

Clément écouta le message une deuxième fois. Et une troisième. Comme on se désaltère. C'était la voix de la consolation. Elle lui donnait rendez-vous quelque part sur les Champs-Elysées. Elle affirmait appartenir à Barnabooth, l'escamoteur. «Barnabooth, vous savez, celui qui a fait disparaître le Zèbre!»

*

A la même seconde, Silistri pénétrait en coup de vent dans la chambre de Titus et Tanita.

— Un cadeau pour toi, Titus.

La tête bossue de l'inspecteur Adrien Titus émergea du devoir conjugal.

— On n'a pas le temps de conclure?

— Le temps que je te prépare un punch.

— Un cadeau professionnel? demanda Tanita.

Silistri s'en excusa.

Tanita refoula ses excuses.

— Passe à côté et attends ton tour. Mon cadeau à moi, il est sur le feu.

Une demi-heure plus tard, quand Titus fit irruption dans le salon, il y découvrit un Silistri profondément endormi.

— Je te réveille, ou j'appelle Hélène?

Silistri ouvrit un œil.

— Bon, ce cadeau? demanda Titus.

— Le chirurgien. Je t'offre le chirurgien.

Titus parcourut la pièce des yeux, en quête du tueur de putes.

— Il est là?

— C'est tout comme. Cette fois, on va se le faire, Titus.