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Je suis allé le voir dans sa cellule, deux jours avant sa mort. Il était un peu amaigri, mais j'ai pensé que c'était la faute à Virgile… tous ces va-et-vient entre le latin et le cyrillique… Il avait les traits tirés et des dictionnaires partout. Il s'est accordé une récré. Nous avons déplié notre échiquier, mis les pièces en place… Il a tiré les blancs, et nous avons commencé à jouer. Je te reproduis mot pour mot notre conversation.

LUI: … (e2 — e4)

MOI: … (e7 — e5)

LUI: … (allume sa gitane)

MOI: Julie veut un enfant…

LUI: … (Cheval f3)

MOI: … (Cheval c7)

LUI: Tu aimes l'Australie?

MOI: L'Australie?

LUI: … (le Fou en c4)

MOI: … (le menton dans la main)

LUI: Le bush, le désert australien, tu aimes?

MOI: Connais pas.

LUI: Alors, documente-toi très vite. Seul le bush australien est assez profond pour fuir une femme qui veut un enfant de toi. Et encore…

MOI: … (f7 — f6)

LUI: … (réflexion)

MOI: … (méditation)

Voilà: tu viendras au monde et je n'entendrai plus jamais la voix de Stojilkovic. Si basse, la voix de l'oncle Stojil, c'était Big Ben dans notre brouillard intime. Un phare sonore. Une corne de déprime. Ça montait de si profond, ça comblait si pleinement notre espace, nous n'avions plus peur de nos ombres…

Plus de Stojil.

Il m'a dit:

— Suis mon conseil, c'est le dernier. Laisse faire Julie.

Et de m'annoncer sans broncher qu'il arrivait en fin de parcours.

— Les poumons.

Quand, après la radiographie fatale, le docteur lui avait interdit de fumer (tu verras, la mort s'annonce de loin, par ces petites interdictions de vivre), il s'était contenté de répondre:

— Docteur, pourquoi veux-tu que je fasse ça à mes gitanes?

Et il s'est mis à mourir doucement, la clope au bec, penché sur ses dicos.

— Oncle Stojil, ai-je dit assez stupidement, Stojil, Stojil, tu m'avais pourtant juré que tu étais immortel!

LUI: C'est vrai, mais je ne t'ai jamais juré que j'étais infaillible.

MOI: …

LUI: …

MOI: …

LUI: D'ailleurs, je ne meurs pas, je roque.

*

Voilà, tu n'es pas le produit du spermato véloce et du vorace ovule; tu es né de cette dernière visite à mon oncle Stojil.

Qui était l'honneur de la vie.

II

CISSOU LA NEIGE

La police? Depuis quand, la police?

4

L'huissier stagiaire Clément ne levait pas les yeux. Son stylo ne prenait aucune respiration. Il s'était immergé dans une lettre où coulait une écriture bleue, calme, d'une spontanéité parfaitement réfléchie.

21 juillet de ma première année

Chers parents,

J'ai deux nouvelles à vous annoncer: une bonne et une excellente. Commençons par la bonne: j'ai décroché haut la main mes UV de droit constitutionnel, de statistique et de comptabilité. Maintenant, l'excellente: j'abandonne le droit constitutionnel, les statistiques et la comptabilité. Et, plus généralement, toutes les ambitions que vous nourrissez à ma place depuis le jour de ma naissance.

Vous me trouverez sans doute un peu direct. Il était temps, voilà vingt-trois ans que je tourne autour de mon pot.

Il va sans dire que je lâche votre ami La Herse par la même occasion. Père pensait à juste titre qu'un stage de juillet chez le bon huissier serait formateur. Il l'a été. J'ai, suivant les conseils paternels, «ouvert les yeux sur la réalité» et «regardé le monde tel qu'il est». Un petit metteur en scène de sept ou huit ans avec des lunettes roses m'y a beaucoup aidé. D'où la présente.

A propos de mise en scène et pour que vous ne vous souciiez point de mon avenir, c'est au cinéma que je vais désormais me consacrer. En qualité de quoi? Je n'en ai pas la moindre idée. Tout m'y intéresse: je pourrais faire le scénariste, le metteur en scène, le monteur, le comédien, l'ingénieur du son, l'accessoiriste, le bruiteur, l'archiviste, l'exégète, l'ouvreuse ou le critique. Je crois même que je pourrais me mettre tout nu devant une caméra, bander comme un âne et faire l'amour à une jeune fonctionnaire pour que le foutre jaillisse et qu'un peu de paix s'installe.

Vulgaire, je sais.

Mais je profite de cet adieu pour vous rendre (avec les clefs de votre studio et mon emploi de fils modèle) les trois et uniques mots que votre éducation a su mettre à ma disposition en guise d'appareil critique: «vulgaire», «médiocre» et «remarkâble».

Voilà, je ne vous dois plus rien, si ce n'est la vie — ce que j'ai eu la délicatesse de ne jamais vous reprocher.

Clément

Clément glissa sans la relire la lettre dans son enveloppe, y ajouta son livret de caisse d'épargne, sortit, verrouilla la porte du studio paternel, envoya la clef plate rejoindre lettre et livret, cacheta, timbra, et se dirigea d'un bon pas vers le métro Châtelet. Une petite caméra super-8 battait sa hanche, fidèle comme une arme de service.

Direction porte des Lilas.

C'était à la poste de Belleville et à aucune autre qu'il voulait confier cette existence révolue.

Belleville où la veille un Lilliputien à lunettes roses l'avait remis à neuf en le plongeant sans sommation dans un film de Tod Browning. Quand la petite âme nue avait bondi au-dessus de lui en poussant son cri de guerre, l'huissier stagiaire Clément avait aussitôt compris qu'il venait de vomir vingt-trois années de peur et de soumission. Ce qu'il avait vu descendre l'escalier en courant, ce n'était pas un enfant, c'était un nain fou de Tod Browning. Et, quand la porte du dessous avait lâché le reste de la troupe, Clément n'avait eu qu'une envie, les rejoindre, se fondre en eux, devenir un de ces gnomes déments, dont seule la féroce imagination pouvait rendre ses couleurs à la réalité. (Toutes phrases un peu ronflantes, ressassées dans l'excitation de la nuit blanche qui avait suivi.)