J'ai sangloté dans les bras de Julie, et Julie s'y est mise à son tour, on s'est vidés jusqu'à cette sorte d'évanouissement qu'on appelle le sommeil, ce répit dont on se réveille avec un enfant perdu, un ami en moins, une guerre en plus, et tout le reste de la route à faire malgré tout, car il paraît que nous aussi nous sommes des raisons de vivre, qu'il ne faut pas ajouter le départ au départ, que le suicide est fatal au cœur des survivants, qu'il faut s'accrocher, s'accrocher quand même, s'accrocher avec les ongles, s'accrocher avec les dents.
30
— La famille de M. Beaujeu est invitée à se faire connaître. Le corps sera à sa disposition pendant une semaine.
Suivaient l'adresse de la morgue et son numéro de téléphone.
Le divisionnaire Coudrier éteignit le téléviseur.
L'inspecteur Titus prit la parole:
— Voilà. L'annonce est publiée dans tous les journaux, elle passera jusqu'à demain soir aux informations de toutes les chaînes. C'est la recette de Silistri.
Le médecin légiste Postel-Wagner leva des yeux sincèrement surpris.
— La recette?
— Le vieux Beaujeu n'avait plus de famille, expliqua l'inspecteur Silistri. On a vérifié, jusqu'au fin fond de son Auvergne natale. Plus personne. Il n'y a qu'un type au monde pour vouloir son corps. Un grand amateur de tatouages, si vous voyez ce que je veux dire. Une sorte de chirurgien…
Les trois hommes baignaient dans une odeur de formol et de pipe froide. Les mots rebondissaient sur le carrelage et contre les murs blancs de la morgue. Le médecin légiste Postel-Wagner parlait avec prudence. Un peu comme on s'adresse à des enfants avant qu'ils n'allument la mèche d'un bâton de dynamite.
— Et vous croyez vraiment que ça va marcher?
Titus et Silistri échangèrent un regard fatigué.
— C'est une hypothèse de travail, docteur, intervint le divisionnaire Coudrier, un diagnostic.
Le médecin légiste Postel-Wagner eut un sourire des yeux.
— Si les diagnostics étaient infaillibles, les morgues seraient moins pleines, monsieur le divisionnaire.
— Et la médico-légale plus rapide dans ses conclusions, fit observer Titus.
Le médecin légiste Postel-Wagner prit le temps de bourrer une pipe d'écume au foyer monstrueux. L'allumette y déclencha un incendie. Les trois hommes se perdirent de vue. Ne demeurait que la voix du médecin:
— Les morts méritent notre patience, inspecteur. On trouve des tas de choses dignes d'intérêt, dans leurs corps. Il n'y a pas que les enquêtes policières dans la vie. Il y a les enquêtes vitales.
Quand il eut chassé à grands moulinets la fumée de sa pipe, le docteur Postel-Wagner découvrit sans plaisir que ses interlocuteurs étaient toujours présents.
— Si je vous comprends bien, reprit-il, le corps du père Beaujeu jouerait la chèvre et moi le piquet, c'est ça?
Le commissaire divisionnaire Coudrier toussota.
— En quelque sorte, oui.
— Je refuse.
Silence. Fumée.
— Ecoutez, Wagner… commença Titus.
— Appelez-moi docteur. Ce n'est pas que je tienne au titre, mais il n'est pas certain que nous devenions intimes.
Cela dit avec une sorte de candeur qui flanqua Titus au repos. Le médecin légiste Postel-Wagner parlait d'une voix rieuse, un peu nasale.
— Je refuse pour plusieurs raisons, expliqua-t-il. La première étant que dès demain, grâce à votre matraquage médiatique, nous allons voir débarquer une foule d'amateurs qui feront la queue pour admirer les tatouages de Cissou la Neige, et qui n'auront rien à voir avec le tueur que vous recherchez.
L'argument porta pendant une longue seconde.
— On fera le tri, intervint l'inspecteur Titus, et on virera les cinglés à coups de pied au cul.
— Une morgue n'est pas une gare de triage, objecta le médecin légiste Postel-Wagner. Par ailleurs je ne vois pas ce qui vous autorise à traiter de cinglés les amateurs de tatouages, ajouta-t-il doucement. Ce n'est pas une maladie, que je sache.
«Compris. Cul tatoué», pensa Titus.
— Et je ne suis pas tatoué, murmura le docteur en tirant sur sa pipe.
Le divisionnaire Coudrier relança le débat.
— Les autres raisons de votre refus?
— Le danger, d'abord. Je ne travaille pas seul. Si j'en crois le dossier, ce type ne recule devant rien. Une des filles a été enlevée en plein jour, sous les yeux de sa famille, et son mari a été abattu. Je ne veux pas faire courir ce risque à mon personnel.
— Il y aura trop de flics dans cette morgue pour qu'il puisse tenter quoi que ce soit, objecta l'inspecteur Silistri.
— Il vous a déjà échappé une fois et vous aviez mis tous vos effectifs sur le coup. Il a pratiquement découpé une fille sous vos yeux.
C'était vrai.
C'était vrai.
C'était vrai.
Silistri essaya les arguments du cœur.
— Docteur, il nous faut ce type. On veut l'offrir à Gervaise pour son réveil.
Le médecin légiste lui sourit gentiment.
— Nous ferions tous des tas de choses pour Gervaise, inspecteur. Vous n'avez pas le monopole de la dévotion. Je la connais depuis beaucoup plus longtemps que vous. Elle a fait son droit avec ma femme. Vieille copine, sœur Gervaise. Je suis le plus ancien de ses Templiers.
«Il commence à faire chier», pensa l'inspecteur Titus.
— Et je ne suis pas certain que Gervaise apprécierait le procédé, ajouta le médecin.
— Ah! bon? Pourquoi?
Titus et Silistri en avaient sursauté.
— Le repos des morts, peut-être. Les morts ont droit au repos.
«Exactement les mots prononcés par Malaussène à propos de Krämer», songea le divisionnaire Coudrier. Coudrier s'interrogeait parfois sur les raisons de sa sympathie pour le médecin légiste Postel-Wagner, cette exaspérante estime. Il venait de trouver la réponse: le médecin légiste Postel-Wagner était un tantinet malaussénien. D'ailleurs ce travail d'ouvre-morts dont il parlait avec tendresse n'était pas moins incongru que les cornes de bouc sur la tête de Malaussène. «Il faudra que je lui demande un jour pourquoi il a choisi la médico-légale», pensa le divisionnaire. Mais l'imminence de sa retraite lui sauta au cœur. «Je n'aurai pas le temps, se dit-il; après-demain, c'est fini.»
Le ton du divisionnaire se durcit.
— Navré, docteur, mais vous n'avez pas le choix.
Il leva la main pour parer à toute interruption. Il montra le poste de télévision.
— A présent, même si nous repartions avec le corps de M. Beaujeu, notre client le croirait chez vous et viendrait le chercher. A votre place, je ne courrais pas le risque de sa visite sans la protection de la police.
— Et sans le corps de Cissou, ajouta Titus.
— Ces types ont tendance à se fâcher, quand ils ne trouvent pas ce qu'ils cherchent, expliqua Silistri.
— Ce serait trop bête… fit Titus.
Le médecin légiste Postel-Wagner craqua une deuxième allumette. Nouvelle disparition des trois flics.
— Epargnez-moi votre ping-pong d'interrogatoire, messieurs…
Et, au divisionnaire Coudrier:
— Encore une fois, je ne ferai courir aucun risque à mon personnel.
Le divisionnaire se renfrogna.
— Bon. Vous direz à vos gens de rester chez eux jusqu'à la fin des opérations.
— Ce n'est pas si simple, j'ai beaucoup de travail sur la planche.
L'Empereur se sentait fatigué, tout à coup.
— Ne me posez pas de problèmes insolubles, docteur.
— La médico-légale offre des solutions aux problèmes insolubles, monsieur le divisionnaire. Aux problèmes qui ne se posent plus.