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Sans se retourner, le médecin légiste Postel-Wagner appela:

— Inspecteur Titus? Voudriez-vous prendre en dictée une lettre de félicitations pour ce confrère, le docteur Fustec…

Il reporta son œil droit au microscope.

— Pendant ce temps, M. Silistri peut rendre ses organes au sénateur, il nous a tout dit.

Comme rien ne bougeait dans son dos, le médecin légiste Postel-Wagner se retourna.

— Ça ne va pas?

Debout devant un sénateur grand ouvert, les deux inspecteurs pouvaient aller mieux. Titus tenta bravement de résumer la situation.

— Pas trop, non. La vie n'est pas cirrhose…

Silistri ne se sentait pas d'humeur à composer.

— On vous revaudra ça, Postel. Dès que l'occasion se présentera, je vous attacherai sur une chaise devant certaines vidéos qui vous feront regretter d'être né. Si vous autopsiez les corps, nous, c'est les âmes. Et croyez-moi, les cirrhoses de l'âme…

Le médecin légiste interrompit la diatribe de l'inspecteur en soulevant sa blouse blanche et en lui tendant un flacon gainé de cuir qui avait l'arrondi de sa fesse droite.

— Buvez un coup et reprenez pied, c'est fini.

Le parfum du whisky s'insinua parmi les odeurs irrévocables.

Silistri ne broncha pas. Il retenait son cœur au seuil de ses lèvres.

— Non? Vous avez tort, c'est du meilleur. Ma femme est irlandaise.

Le médecin légiste vida la moitié de la fiasque, passa le reste à Titus et ouvrit la porte de la salle d'opération qui donnait sur le couloir d'entrée.

Un enfant attendait, assis sur un banc de bois.

— Qui tu es, toi? demanda Postel-Wagner dans un éclat de joie.

— Thomas. J'ai mal au doigt, ajouta l'enfant sans transition.

— Thomas Jaimalodoigt?

En faction à la porte d'entrée, l'inspecteur Caregga leva les yeux de son chapelet et désigna l'enfant d'un hochement de tête.

— Il dit que sa grand-mère vous connaît.

— Qui est-ce, ta grand-mère?

— Mme Bougenot.

— Ah! Mme Bougenot! Mais oui! Ça va, sa hanche?

— Ça va, docteur. Elle m'a dit de venir. J'ai mal au doigt.

Deux secondes plus tard, la mine réjouie du médecin légiste surgissait par la porte entrebâillée.

— Rangez le sénateur, messieurs, nous allons faire dans le petit vivant. Un panaris exceptionnel!

Le sénateur retourna sans protester à la fraîcheur des limbes; Titus et Silistri avaient acquis certains automatismes. Trois fois depuis le matin qu'ils alternaient le mort et le vivant.

*

— Vous direz ce que vous voudrez, objecta Titus, mais une morgue avec une salle d'attente, ça perturbe.

Les trois hommes dressaient la table du déjeuner dans le bureau du médecin légiste.

— Il n'y a pas que les morts dans la vie.

Postel-Wagner plaçait les fourchettes à la française, à gauche des assiettes, les pointes contre la nappe.

— Peut-être, mais ça ne nous facilite pas le travail, gronda Silistri.

Les couteaux prirent leur place en vis-à-vis, le tranchant vers l'intérieur.

— Nous sommes tombés d'accord qu'il ne fallait rien changer à nos habitudes, rappela Postel-Wagner. Or tout le quartier sait que je soigne à l'œil et que mon équipe et moi déjeunons dans mon bureau.

Il tendit une bouteille et un tire-bouchon à Silistri.

— D'ailleurs, mes patients n'abusent pas. Rien que des urgences.

— Le panaris du gosse, une urgence?

— J'ai un enfant du même âge dans le tiroir B6. Septicémie. Un panaris négligé, ça ne pardonne pas. On soupçonne la mère d'avoir laissé courir le pus.

Et, sans transition:

— Ne chahutez pas cette bouteille, monsieur Silistri. C'est un Baron Pichon Longueville 75. Ça ne vous dit peut-être rien, mais le foie du sénateur y a mariné pendant de longues années.

Avant que Silistri eût pu répondre, la porte s'ouvrait sur l'inspecteur Caregga, chargé du plateau commandé comme chaque jour au restaurateur voisin.

*

Toujours selon la coutume établie par le médecin légiste, ils s'accordèrent une sieste de trois quarts d'heure pendant laquelle ils firent le point. Les curieux avaient été moins nombreux que ne le craignait Postel-Wagner. Une demi-douzaine seulement. La carrure de l'infirmier Caregga les avait dissuadés de jouer à la famille. Cissou la Neige dormait en paix. La question restait entière: qui viendrait le réclamer? Et quand?

— Si on vient.

Postel-Wagner tirait paisiblement sur sa pipe d'écume en ouvrant son courrier.

— Le chirurgien viendra, affirma Titus.

— Le temps de se bricoler une fausse carte d'identité, confirma Silistri.

— Un gros risque, tout de même, objecta Postel-Wagner.

— Un gros paquet de fric à la clef, expliqua Titus.

— Mettez-vous à la place du collectionneur pour qui travaille notre chirurgien, suggéra Silistri. Deux jours qu'il bave devant sa télévision sur le Belleville du père Beaujeu. Le chef-d'œuvre des chefs-d'œuvre en matière de tatouage. Quelque chose comme la réplique vivante du plan de Turgot.

— Vivante…

— C'était façon de parler. Notre collectionneur a fait découper des filles pour beaucoup moins que ça… son chirurgien a pris des risques inimaginables… et justement, voilà qu'on leur propose un mort. Un mort conservé au frais, à cueillir dans une morgue…

— Du gâteau, par rapport à ce qu'ils ont eu à faire jusqu'à présent.

— Si ce n'est pas le collectionneur qui a l'idée, ce sera le chirurgien. Le chirurgien lui proposera l'affaire.

Les deux inspecteurs se renvoyaient la balle. A chaque échange elle devenait plus convaincante.

— Et s'ils flairent un piège? demanda Postel-Wagner. Après tout, vous leur avez déjà fait le coup de la chèvre, avec Mondine.

— Ils commenceront par se renseigner à Belleville. Ils apprendront que le père Beaujeu y est bel et bien mort. A l'adresse indiquée. Et sans famille. Ils recouperont point par point les informations données par la télévision et les journaux. La vérité vraie. Aucune raison pour qu'ils se méfient.

— Si ce n'est leur méfiance…

Silistri eut son premier sourire à l'adresse de Postel-Wagner.

— Raison de plus, Postel.

«L'intimité, pensa le médecin légiste, que je le veuille ou non, nous gagnons en intimité…»

Silistri se pencha sur lui.

— Chez un type comme notre chirurgien, la méfiance est le carburant de l'excitation. Là où elle nous ferait renoncer, elle le chauffe à blanc. Le goût du risque et la passion de la prudence, c'est un cocktail auquel ce genre de salaud ne résiste pas.

— A se demander pourquoi nous prenons tant de précautions, ironisa Postel-Wagner.

— Parce que s'il voyait une armada de flics déployée autour de votre morgue, le chirurgien renoncerait malgré tout. Il n'est pas fou.

— Pas fou?

— Pervers, docteur, mais pas fou.

Les yeux de Silistri gagnaient en fixité. Titus, lui, s'était insensiblement retiré. Assis près de la fenêtre, il écossait son chapelet. Postel-Wagner se retrancha dans la lecture de son courrier. Ainsi meurent les conversations.

Un journal tomba d'une enveloppe tranchée. Postel-Wagner le ramassa. L'hebdomadaire pseudo-professionnel Affection.

Enorme titre — LA BACTÉRIE MANGEUSE D'HOMMES — suivi d'un article sur la fasciite nécrosante, streptocoque facétieux qui, de temps à autre, vous dévore un corps en quelques heures — exceptionnel, largement endigué depuis le XIXe siècle —, mais l'article, signé par Sainclair, le directeur en personne, annonçait la chose comme une toute nouvelle colère divine, prédisait une épidémie mondiale, détails suintants, adjectifs délétères, exemples juteux: décomposition nocturne d'un mari à côté de sa femme, d'un bébé dans son berceau… horreur à l'état pur. Postel-Wagner tourna la page. L'ACCOUCHEUR FOU DES BEAUX QUARTIERS. Photo: l'obstétricien Fraenkhel. Tonalité de l'article: hystérie vengeresse au nom de l'honneur médical. Postel-Wagner hocha la tête. Matthias Fraenkhel avait été son maître.