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Pendant quelque temps, il y eut le silence de la route. Puis Julie demanda:

— Tu sais quels ont été ses derniers mots?

— Ses derniers mots?

— Les dernières paroles de Liesl, sur la bande du magnétophone.

— Les derniers mots enregistrés avant sa mort?

— Lasset mich in meinem Gedächtnis begraben.

— Traduction?

— Qu'on m'enterre dans ma mémoire.

*
LA MÉMOIRE DE LIESL

Tous les jours, et plusieurs fois dans la journée, après leur rencontre au Café Central, Liesl téléphonait au petit Job. Liesl adorait le téléphone. Magie moderne: on était ici et on était ailleurs! Liesl ou l'ubiquité.

— Tu n'es pas là et nous sommes ensemble, disait-elle au cornet d'ébonite.

— Nous sommes ensemble mais tu n'es pas là, répondait poliment la voix du petit Job.

Mais le choc, l'émerveillement des émerveillements, eut lieu quinze jours après leur rencontre. Ce soir-là, Herma et Stefan emmenèrent Liesl et Job au théâtre. On y jouait, en français, La main passe de M. Feydeau. Dès le lever de rideau, un homme (Chanal) seul dans son salon (mais bientôt surpris par sa femme, Francine) parlait à une machine. Et la machine répétait mot pour mot ce que l'homme venait de lui dire! La machine possédait une mémoire plus fidèle encore que la mémoire de Liesl. Une mémoire qui ne triait pas.

— Qu'est-ce que c'est que ça? demanda Liesl à son père.

— Magnétophone, répondit Stefan.

— Qui l'a inventé? demanda Liesl.

— Valdemar Poulsen, répondit Stefan. Un Danois.

— Il y a longtemps? demanda Liesl.

— 1898, répondit Stefan.

— Comment ça marche? demanda Liesl.

— Aimantation rémanente d'un fil d'acier, répondit Stefan.

— Je veux le même, déclara Liesl.

— Ecoute la pièce, répondit Stefan.

«... que ma voix traverse les mers…» récitait la machine avec la voix du comédien.

— Je veux le même, répéta Liesl.

Dans la seconde où on lui offrit son premier magnétophone, Liesl entreprit de fixer la mémoire du monde. Et ce fut d'abord la voix de l'oncle Kraus.

— Répète, oncle Karl, répète pour le magnétophone, ce que tu viens de dire.

L'oncle Kraus se penchait sur l'orifice du pavillon et répétait ce qu'il venait de dire:

— Vienne est un terrain d'essai pour la destruction du monde.

— Ecoute, maintenant. La machine répétait, sur un ton nasillard:

«Vienne est un terrain d'essai pour la destruction du monde.»

Suivirent l'annexion de la Bosnie-Herzégovine, l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand à Sarajevo, quatre années de guerre mondiale, des millions de morts, l'effondrement du Grand Empire, la révolution d'Octobre, le retour des Bernardin en France, le mariage de Liesl et de Job, la naissance de Matthias et la création du Film Unique.

*

— La naissance de Matthias et la création du Film Unique? Le film unique est venu après Matthias?

Le camion blanc avait fini par découvrir une autoroute. Il se laissait glisser le long du fleuve.

— Matthias les a beaucoup aidés dans l'élaboration de ce film. J'ai toujours vu Matthias consacrer son temps libre à Liesl et à Job. Quand Liesl revenait de ses voyages, et quand Job se reposait de ses affaires, Matthias s'enfermait des heures avec eux. Tout le problème vient de là, justement.

— Le problème?

— Les problèmes. Le divorce de Matthias et de Sarah, le sentiment d'exclusion de Barnabé… Ce qui liait Job et Liesl n'a pas grand-chose à voir avec l'amour comme tu l'entends, Malaussène.

— Je vois.

— Qu'est-ce que tu vois?

— Le projet commun, l'amour rentable. «Aimer ce n'est pas se regarder l'un l'autre, mais regarder ensemble dans la même direction», ce genre de salades productivites. L'amour créatif et performant. La manufacture d'amour: Aux Destins Associés. Le regard bleu horizon: en avant pour l'œuvre commune et pas de quartier pour ce qui gêne! A gerber! Evidemment, Barnabé n'a pas pu y trouver son compte. On ne fait pas son bonheur dans un plan quinquennal; encore moins dans un plan séculaire! En ce qui me concerne, Julie, je n'ai pas d'œuvre à te proposer, pas le plus petit projet, et s'il t'en venait un à l'esprit, préviens-moi vite que je saute en marche.

Une bouffée de réponse à son monologue de tout à l'heure. Mais je n'ai pas développé. J'ai juste dit:

— Arrête-toi au parking, là-bas.

— Ça ne peut pas attendre?

— Je veux téléphoner. Arrête-toi.

Elle s'est arrêtée. La porte du camion s'est ouverte en chuintant devant la porte d'une cabine téléphonique. J'ai glissé toutes mes pièces dans la machine à consoler.

— Allô, maman?

— C'est moi, mon grand, oui.

— Ça va?

— Ça va, mon petit. La route est belle?

— Elle tourne. Tu manges?

— Je fais manger ta sœur.

— Elle mange?

— Je te la passe.

— Benjamin?

— Clara? Ça va, ma Clarinette? Tu manges?

— J'ai deux nouvelles pour toi, Ben. Une bonne et une mauvaise. Je commence par laquelle?

— Tu manges?

— Julius est guéri, Benjamin.

— Comment ça, guéri?

— Guéri. Frais et rose. Descendu de son hamac tout frétillant. En vadrouille dans Belleville. Une crise assez courte, cette fois-ci.

— Pas de séquelles?

— Une petite.

— Quel genre?

— Le claquement des mâchoires. Il continue à claquer des mâchoires toutes les trois minutes.

— Jérémy doit être content, il va pouvoir lui rendre son rôle.

— Non, ça, c'est la mauvaise nouvelle.

— Jérémy? Qu'est-ce qu'il a fait? Qu'est-ce qui lui est arrivé, encore?

— Rien. C'est le Zèbre.

— Quoi, le Zèbre?

— Suzanne a reçu un avis d'expulsion du cabinet La Herse. Elle doit quitter le Zèbre dans un délai de quinze jours. Il faut déménager le décor et les meubles. On a pensé à la cave du Koutoubia…

— Suzanne ne risque rien, elle est sous la protection du Roi.

— Du roi?

— Le Roi des Morts-Vivants.

— Ah, oui!.. Eh bien non, justement. Suzanne lui a téléphoné. Personne ne sait où il est. Impossible de mettre la main dessus.

— Ecoute, Clara…

— C'est important, pour Suzanne.

— Ecoute…

— Mais elle est courageuse, tu sais, elle a ameuté tout le quartier; je crois que ça va faire du bruit.

— Clara…

— On ne peut pas détruire le Zèbre, c'est un monument historique, Benjamin! Il y a déjà une pétition qui circule…

J'ai renoncé à interrompre Clara, je ne l'avais jamais entendue parler autant, je l'ai laissée substituer un chagrin à un autre, ce qui est un commencement de guérison, je l'ai laissée m'expliquer que les monuments de la petite histoire sont les plus beaux des monuments historiques, qu'en ce qui la concernait elle donnerait dix Arcs de Triomphe pour sauver la moitié d'un Zèbre, que la disparition de Cissou ne laisserait pas le champ libre à cette crevure de La Herse (elle n'a pas dit «cette crevure», ce n'est pas dans son dictionnaire, même pas dans le dico de sa tristesse). A propos de Cissou, elle a ajouté:

— Et puis, tu sais, la police s'est trompée. Il avait encore de la famille.

— Ah! bon?

— Un jeune homme est passé chez Amar, un neveu de Cissou. Il va récupérer le corps. Il voudrait l'enterrer dans son village natal, à côté de son père à lui, le frère de Cissou.