Выбрать главу

Clara trouvait ça très bien, que Cissou bénéficiât de funérailles familiales. Retrouver les siens sous terre après une vie d'exil en surface, elle estimait que c'était une bonne façon d'accoster l'Eternité, c'était d'ailleurs le souhait d'Amar aussi, d'être enterré en Algérie, Amar en avait longuement parlé avec le neveu de Cissou.

— C'est presque un privilège, aujourd'hui, Benjamin, une tombe familiale dans un cimetière de village, tu ne trouves pas?

Je l'ai laissée parler, je me suis dit que se nourrir de mots c'était déjà manger quelque chose, et pendant qu'elle sustentait son âme je surveillais la machine qui bouffait mes pièces une à une, et pendant que la machine gobait du métal guilloché, moi, lové dans mon écouteur comme dans ces coquillages où bat le cœur de la mer, je m'offrais un festin d'amour gratuit.

*

Silence.

Allongés dans notre chambre d'hôtel, fenêtre grande ouverte sur le massif du Vercors, Julie et moi buvions sans un mot.

Juste l'essentiel, à propos des malheurs du Zèbre.

— On verra ça avec Job, avait répondu Julie.

Rideau.

Les bulles de la clairette occupaient notre silence.

Clairette de Die, à boire fraîche, le Vercors au-dessus de la tête.

Le dernier soleil incendiait les falaises. Nous buvions. Clairette Tradition. Un petit vin de plaine au pied du mur. Un raisin très gai pour une humeur très sombre.

Lits jumeaux.

Chacun le sien.

Table de nuit entre les deux.

Et le Vercors se tenait là, formidablement échoué dans notre crépuscule.

J'ai pensé aux malheureux qui s'y étaient crus en sécurité, pendant la guerre. Debout, seuls, sur une île abrupte, avec vue sur le monde. Ils avaient oublié que le malheur tombe toujours du ciel.

Nous avons laissé l'incendie consumer les falaises. Le massif s'est endormi de tout son poids.

Pour dire quelque chose, j'ai dit:

— Les flics se sont trompés, Cissou avait de la famille. Un neveu, au moins.

— Vive la famille, a marmonné Julie.

X

L'ENTRACTE EST FINI

L'entracte est fini, ma petite fille. Il va falloir regagner votre place dans le grand merdier.

34

— Mais qu'est-ce qu'il attend, ce neveu?

Les collègues de Belleville leur avaient fourni le signalement du «neveu». Titus et Silistri savaient l'imminence de sa visite. Ils avaient veillé toute la nuit, se relayant toutes les deux heures auprès de Cissou, le médecin légiste Postel-Wagner ne dormant que d'un œil. Et voilà qu'ils venaient de passer une nouvelle journée d'attente, ouvrant, vidant, analysant et recousant les cadavres comme si de rien n'était.

— Qu'est-ce qu'il fout, bordel de Dieu?

— Ce n'est peut-être pas le chirurgien. C'est peut-être un vrai neveu…

— Si c'était un vrai neveu, on l'aurait déjà vu. Le père Beaujeu n'avait plus de famille.

— Alors?

— Alors, tu ouvres les yeux et tu le repères.

— Et s'il nous envoie quelqu'un d'autre?

Ce n'était pas l'attente qui épuisait Titus et Silistri, c'était de continuer à jouer les infirmiers en défrimant les visiteurs avec leurs yeux de flics. Dix-sept depuis le matin. Qui eux aussi se faisaient passer pour la famille de Cissou. Titus et Silistri les éconduisaient en douceur. Ils se disaient que le neveu enverrait quelqu'un tâter le terrain. Un truand, probablement. C'était cette mouche-là qu'il fallait repérer, sans la brusquer, et sans se faire retapisser comme flics. Des fichiers entiers défilaient dans leur tête d'infirmiers. Cette gymnastique mentale les avait mis à cran. Même les nouveaux morts leur paraissaient suspects.

— Distinguer le faux du vrai, passe encore… mais le faux faux du vrai faux…

— Dilemme symptomatique de notre époque, fit observer Postel-Wagner.

Titus et Silistri avaient fini par s'attacher au médecin des morts. Lorsque Postel-Wagner les quittait pour aller soigner à l'extérieur — car il faisait aussi dans l'impotent nécessiteux —, les deux inspecteurs se sentaient vaguement abandonnés. Ils accueillaient son retour avec soulagement. La vie de ce type était un perpétuel aller-retour entre morts et vivants, comme s'il se dépêchait d'appliquer aux seconds ce que les premiers venaient de lui apprendre.

— Il y a de ça, admettait le médecin légiste. Ouvrir un mort, c'est parler d'avenir à un nouveau-né.

La journée s'était écoulée.

Pas de neveu.

Cissou la Neige dormait en paix.

— C'est foutu, lâcha Silistri.

— Il a dû nous flairer, approuva Titus.

— Whisky? proposa le médecin légiste.

La fiasque tourna.

— Qu'est-ce qu'on bouffe, ce soir? demanda Titus.

Une routine de casernement.

Ils en étaient à composer leur menu sur la carte du restaurateur voisin, quand on frappa à la porte du bureau. C'était l'inspecteur Caregga. Il désignait le couloir de son pouce.

— Le môme d'hier, docteur. Il est dans un sale état.

Caregga s'effaça.

Si loin que se tînt l'enfant dans le couloir, Postel-Wagner lut toute la terreur du monde dans ses yeux dilatés.

— Thomas Jaimalodoigt? Qu'est-ce qui se passe?

— Vite, docteur, vite!

L'enfant hoquetait. Postel-Wagner marcha vers lui.

— Qu'est-ce qui t'arrive?

— C'est grand-mère, docteur! Elle est tombée!

Postel-Wagner s'immobilisa.

— Tombée? Elle s'est fait mal?

— Elle bouge plus.

L'enfant tremblait de tous ses membres.

— J'arrive.

Quand il décrocha sa trousse du portemanteau, les inspecteurs étaient toujours penchés sur le menu.

— Choisissez du froid, pour moi, ça risque de durer.

— Et pour boire? demanda Titus.

— Un château-Bonbourg 87.

— Je croyais que c'était une mauvaise année.

— Jamais de mauvaise année pour le château-Bonbourg.

*

Il n'y avait que le boulevard à traverser. La main de l'enfant était glacée dans celle de Postel-Wagner. Il marchait à petits pas raides, les genoux soudés par la peur.

— Et ton panaris?

L'enfant ne répondit pas.

— Tu as baigné ton doigt, comme je te l'ai dit?

L'enfant ne répondit pas.

— N'aie pas peur, dit encore Postel-Wagner en appuyant sur le bouton de l'ascenseur.

Mais l'enfant avait peur.

— Elle est solide, ta grand-mère. C'est moi qui l'ai réparée. L'ascenseur s'immobilisa au troisième étage. Lorsque Postel-Wagner se retrouva sur le palier, il ne tenait plus la main de l'enfant dans la sienne. L'enfant s'était recroquevillé au fond de l'ascenseur, absolument tétanisé. Postel-Wagner s'accroupit sur ses chevilles. Il parla le plus doucement possible.

— D'accord, Thomas. Retourne à l'hôpital. Reste avec les infirmiers. J'irai te chercher tout à l'heure. Donne-moi la clef de l'appartement.

L'enfant fit non de la tête. Un non spasmodique.

— Tu as oublié la clef?

Non, fit la tête de l'enfant. Non, non, non, non, comme s'il ne contrôlait plus les mouvements de son cou.

Postel-Wagner tendit la main. Il souriait.

— Donne, Thomas.

Une porte s'ouvrit dans le dos du médecin. Tout près de lui, une voix tremblotante appela:

— Docteur?

Postel-Wagner se retourna sans se relever. La grand-mère de Thomas était penchée sur lui. Très vieille, très grise, très frêle, très livide. Ses yeux exprimaient la même terreur que ceux de son petit-fils. Postel-Wagner se redressa d'un bond.