— Pas de radio pour les enfants: guerres, meurtres, musique de sauvage, scandales en tout genre… très mauvais, très mauvais.
Le premier embranchement se trouvait à une cinquantaine de mètres. Postel-Wagner demanda:
— Je prends à droite, à gauche, ou je continue tout droit?
La nièce eut un petit rire.
— Vous avez de bons nerfs, docteur. Ledru-Rollin. A gauche.
Puis:
— Tu aimais la radio, Thomas? Non? Tu préférais la télé?
Postel-Wagner nota l'imparfait. Quelque chose se figea dans son crâne. L'enfant ne répondit pas. Postel-Wagner roulait toujours en seconde. Il conduisait sans la moindre secousse.
— Vous ne dépassez jamais le trente à l'heure, docteur?
La nièce jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. Elle eut son rire frais de garçonnet.
— Pour qu'on nous suive plus facilement?
Mais l'avenue Ledru-Rollin était vide dans la lunette arrière.
— Ce n'est pas un enterrement, tout de même! Accélérez.
Postel-Wagner accéléra en douceur.
— Pas mal, l'idée de la blouse, non? Le grand-père de Thomas était coiffeur, figurez-vous. Et puis il est mort.
Postel-Wagner ralentit de nouveau, comme s'il prêtait une attention particulière à ce qui se disait.
— Encore un que Thomas n'a pas dû aimer beaucoup beaucoup, poursuivait la nièce.
— Vous ne vous taisez jamais? demanda Postel-Wagner sur le ton de la conversation.
La nièce réfléchit en silence à la question. Elle posa sur ses lèvres un doigt ostensiblement réfléchi.
— Non, répondit-elle enfin. Vous savez pourquoi?
— Pourquoi? demanda Postel-Wagner.
— Parce que le jour où je me tairai, je ne dirai plus rien du tout.
L'ambulance roulait presque au pas.
— Et quand une femme se tait à ce point, c'est la fin du monde.
Elle plaça sa bouche contre l'oreille de Postel-Wagner.
— A propos de fin, si vous continuez à jouer au con avec moi, docteur, ce sera la vôtre. Tournez à droite, rue de Charenton, et, pour la dernière fois, accélérez.
Postel-Wagner prit le virage à la même vitesse exactement.
— Foncez! hurla tout à coup la nièce en plaçant le canon de son arme sous la mâchoire du médecin.
Le pied droit de Postel-Wagner écrasa le champignon et l'ambulance fit un bond en avant. Agrippée au dossier, la nièce ne broncha pas. Mais il y eut un claquement. Le hayon s'ouvrit sous le choc de la civière qui venait de rompre les amarres.
Et le corps de Cissou la Neige fut expulsé dans la nuit.
— Merde!
L'ambulance s'immobilisa en hurlant.
Les yeux écarquillés, face au hayon ouvert, la nièce et le docteur regardaient la civière glisser dans une gerbe d'étincelles.
— Nom de Dieu!
La nièce se retourna, pupilles dilatées.
— Vous l'avez fait exprès?
— Ce n'est pas moi qui ai voulu accélérer, objecta le médecin légiste sans lâcher la civière des yeux.
— Juste, fit la nièce. Marche arrière. Reculez. Vite.
Le médecin obéit. Le hayon grand ouvert se rapprochait de la civière comme une mâchoire de cachalot.
— Stop!
Ils n'étaient plus qu'à quelques mètres du corps, à présent.
— Descendez. Faites le tour, et remontez cette civière.
— Il pèse quatre-vingt-douze kilos, fit observer Postel-Wagner.
Le regard de la nièce glissa le long de la rue déserte. Elle eut une hésitation, mais se reprit.
— Non, docteur, je ne sortirai pas de cette ambulance. Descendez, tirez la civière jusqu'ici. Je resterai à l'intérieur pour vous aider à remettre mon oncle en place. A part vous tuer, c'est tout ce que je peux faire pour vous.
Le médecin légiste ouvrit la portière de l'ambulance, fit le tour et saisit les poignées du brancard. Pendant que Postel-Wagner se rapprochait à reculons, ses épaules ployant sous le poids de Cissou, la nièce se retourna vers Thomas et sa grand-mère.
— Vous voyez, dit-elle en souriant gentiment, il voulait vous laisser seuls, mais je suis restée avec vous.
Quand elle se retourna de nouveau, le dos du médecin s'encadrait dans le hayon.
— Bravo! fit la nièce, vous n'êtes pas très costaud, mais vous y êtes arrivé! Maintenant, écoutez-moi bien.
Un temps.
— Vous m'écoutez?
Postel-Wagner fit signe qu'il écoutait.
— Vous allez vous agenouiller en tendant le brancard le plus haut possible. Je saisirai les poignées et vous ferez le tour pour le soulever de l'autre côté. D'accord?
Nouveau signe de tête.
— Je mets mon arme dans ma poche, docteur. Au moindre mouvement suspect, je lâche mon oncle et vous êtes mort. Ça vous va?
— Parfaitement, articula le docteur.
— Bien. Alors, attention; à trois, flexion des genoux, extension des bras. Un… deux… trois!
Flexion, extension. Les poignées du brancard passèrent des mains de Postel-Wagner à celles de la nièce.
— Bien. Allez soulever derrière, maintenant. Vite!
Dès que le médecin légiste eut saisi les deux autres poignées du brancard, la nièce recula à petits pas. Elle marchait, voûtée par l'effort et le plafond bas de l'ambulance.
— Les roulettes ont morflé! Ça ne coulisse plus!
L'un poussant, l'autre tirant, la civière retrouva finalement sa place.
— Voilà, fit la nièce.
— Voilà, fit Postel-Wagner.
Et la nièce fut surprise, en relevant la tête, de trouver sur les lèvres du docteur le sourire de l'effort partagé. Un bon franc sourire complice!
Dont elle comprit le vrai sens, quand, en se redressant, elle sentit la bouche froide d'une arme contre sa nuque.
— Voilà, fit en écho une troisième voix.
A la même seconde, une main glissait dans la poche de sa blouse blanche et la soulageait de son revolver.
— Ça va. Tu peux te retourner.
Ce que vit la nièce en se retournant avait à peine forme humaine. Une sorte de matelas vivant. Sombre, souple et dangereux. Une image qu'elle connaissait trop bien. Une vision redoutée, qui s'était glissée dans l'ambulance par la portière avant restée ouverte, sans faire plus de bruit que si elle avait éclos dans son crâne. Une tête sans regard et qui pourtant la fixait derrière une visière où ne se reflétaient que les lueurs de la nuit.
C'était l'Etat.
Comme pour confirmer cette révélation, les sirènes retentirent et la nuit ne fut plus qu'un éblouissement. Isolée au milieu de la rue, l'ambulance devint une sorte de joyau sous les projecteurs. La portière gauche s'ouvrit. Une forme identique à celle qui tenait la nièce en respect saisit la grand-mère de Thomas dans ses bras molletonnés.
— C'est fini, madame. Venez.
Il en sortait de presque tous les porches avoisinants. Il en sortait des voitures en stationnement. La nièce ne se retourna pas. Elle savait que d'autres armes automatiques la fixaient, par la mâchoire béante du cachalot.
— Tu ne parles plus? demanda soudain une voix d'enfant.
Agenouillé sur le siège avant, Thomas regardait la nièce.
— Tu ne dis plus rien? insista-t-il.
La nièce ne disait plus rien, en effet.
— Regarde-moi, quand je te parle.
La nièce croisa le regard de Thomas. Elle crut voir son propre sourire sur les lèvres du garçon. Impression qui se confirma lorsque l'enfant, haussant un sourcil fatidique, déclara d'une voix douce et raisonneuse, un rien vipérine:
— Eh bien tu vois, tu ne parles plus, mais ce n'est pas la fin du monde.
36
Gervaise devait se souvenir longtemps de son réveil.
— C'était — dirait-elle plus tard — comme si j'étais attirée vers la surface par une bouée, ou par un ballon, aspirée par la lumière! Le rêve planait au fond, et moi je remontais. Je n'étais pas pressée de remonter, mais le ballon n'en faisait qu'à sa tête. L'eau glissait sur ma peau à une vitesse extraordinaire.