— Nous allons vérifier cela aussi, naturellement, répond l'adjudant-chef, avec un hochement affirmatif. Quel hôtel dites-vous?
Je le redis.
Tout en minitélisant, il demande:
— Vous aviez réservé? Il y avait une trace écrite?
— Non, dis-je, c'était une escale. Mais nous avons payé par chèque.
— A la jeune employée de garde?
— Oui.
— Bon. On va les appeler. Je rappellerai aussi le commissariat de Valence pour le vol de la voiture. Vous connaissez la marque du véhicule?
Mémoire, ô ma mémoire… je fouille les tirades du petit gros furibard. Un vrai feu d'artifice autour du vol de sa bagnole. Mais non… non… pas la moindre trace de la marque. Dieu sait qu'il y tenait, pourtant, le con!
— Ça devait être une grosse, dis-je, à tout hasard. Et neuve.
— Aucune importance. Si la plainte a été enregistrée, nous aurons la marque et le nom du propriétaire.
Bon. Inutile de poursuivre dans le détail. J'ai cessé de me débattre à mon tour. Non seulement le commissariat de Valence nia toute déclaration relative à un vol de voiture enregistré le matin entre sept et huit, mais, en revanche, sur le coup de dix heures, le même commissariat central reçut un avis de disparition émanant de la propriétaire de l'auberge. La jeune étudiante engagée jusqu'à la fin du mois pour tenir la permanence de nuit avait mystérieusement disparu, et la clientèle s'était réveillée dans un hôtel vide. Affolement de la propriétaire. Une jeune fille sérieuse, oui. Sa propre nièce, confiée à sa protection pour gagner l'argent de son mois d'août. Elle projetait un voyage en Islande avec des amis, étudiants comme elle. Aucune trace de mon chèque, bien entendu, et pas le moindre souvenir de notre passage, vu que nous étions arrivés tard, accueillis par la jeune fille en question, et que nous avions tout de suite gagné notre chambre. Les neuf clients présents cette nuit-là avaient retrouvé leurs neuf véhicules en se réveillant. Pas de dixième client. Quant au jeune flic aux yeux verts, soi-disant natif de Saint-Martin-en-Vercors… aucun flic de cet âge dans la micro-population de Saint-Martin, ni le moindre jeune homme aux yeux verts, d'ailleurs.
Ce n'était plus un gouffre.
C'était un siphon.
Julie et moi tournoyant comme deux mouches, prêts à être éjectés d'une seconde à l'autre, aux antipodes, par le trou du cul de la terre.
Lequel trou s'ouvre grand, tout à coup.
— Chef! Il y a des corps!
— Des corps? demande l'adjudant-chef en se retournant vers le brigadier qui vient de faire irruption dans son bureau.
— Dans la maison. Trois. Carbonisés.
XI
LE RETOUR DU BOUC
Vous maintenez votre version des faits
40
— Vous maintenez votre version des faits?
Le commissaire divisionnaire Legendre veut bien répéter ladite version, pour que je prenne les mesures de son extravagance et que je puisse y renoncer en toute sérénité.
— S'il faut vous croire, monsieur Malaussène, Mlle Corrençon et vous-même auriez loué un camion pour prendre possession d'une cinémathèque dont elle serait légataire (ce qu'aucun document n'atteste), camion qu'on vous aurait volé (vol enregistré par un policier inexistant) dans la cour d'une auberge (où personne ne vous a vus) pour le cacher sur le lieu même de sa destination afin de vous impliquer dans le double assassinat de M. Bernardin et de son fils, le docteur Matthias Fraenkhel, c'est exact?
Hélas! Le vieux Job, oui… et Matthias… retrouvés morts sous les décombres… avec un autre corps non identifié.
— Un traquenard passablement alambiqué, et qui exige beaucoup de personnel, vous ne trouvez pas?
Si.
Il récapitule tout de même:
— Un voleur de camion, un client postiche pour hurler au vol de sa propre voiture, deux autres hommes pour jouer les policiers, au moins deux autres encore pour piéger la maison… Qui peut vous haïr au point de lever une armée entière contre vous, monsieur Malaussène?
C'est la grande question de ma vie, ça. Qui peut me haïr? Et pourquoi à ce point-là? Qu'est-ce que je vous ai fait?
Le commissaire divisionnaire Legendre ne veut pas croire à tant de haine.
— D'un autre côté, vous connaissiez le docteur Fraenkhel.
D'un autre côté, oui.
— Il était le gynécologue de Mlle Corrençon.
C'est vrai.
— Un ami intime de sa famille.
C'est vrai.
— Vous aviez une absolue confiance en lui.
C'est vrai.
— Après ce qu'il vous a fait, il n'est pas absurde de penser que vous ayez pu souhaiter sa mort.
C'est faux.
— Cela s'appelle un mobile, monsieur Malaussène.
Et ça s'appellera bientôt une erreur judiciaire.
Mais que dire? Que dire quand on est le malheureux détenteur de la vérité vraie? L'homme ne se nourrit pas de vérité, l'homme se nourrit de réponses! Or, Legendre est un homme. Jeunes hommes des générations à venir, écoutez-moi: ne sachez rien, ayez réponse à tout. Dieu est né de cette préférence! Dieu et la Statistique! Dieu et la Statistique sont des réponses qui se portent de mieux en mieux.
— Non, monsieur Malaussène, votre histoire est incroyable.
S'il n'y avait que ça, d'incroyable, dans la vie… Ce bureau, par exemple, l'ex-bureau du divisionnaire Coudrier… Comment peut-on, en si peu de temps, modifier si radicalement le décor d'une pièce? Comment peut-on, en quelques jours, transformer cette mémoire du Premier Empire — pénombre vert et or jalousement close sur la méditation de son hôte — en une pièce à ce point transparente: large baie ouverte sur la ville, blanche moquette et lumière halogène, double porte vitrée derrière laquelle coule le fleuve luisant du couloir, fauteuils translucides qui semblent maintenir le prévenu en suspension dans l'atmosphère, bureau de verre opalin… Qu'a-t-on fait de l'ébène sombre et du velours épinard? de la porte de cuir et du parquet grinçant? de la lampe à rhéostat et du divan Récamier? du buste impérial et de sa cheminée? Où se sont envolées les abeilles? Elisabeth, où êtes-vous? Café, Elisabeth! Un petit café…
— Si mon opinion vous importe, monsieur Malaussène, je vais vous la donner.
Le commissaire divisionnaire Legendre est un gendre sans haine. Sa voix est posée. Il entasse sans préjugé les petits cubes de ses raisonnements. Ses yeux sont fixés sur des ongles nets. Le commissaire Legendre s'applique à être un homme net.
— Je crois en effet que vous avez loué ce camion pour prendre livraison de cette cinémathèque et de ce… «Film Unique» (que nous cherchons toujours parmi les films). Vous l'aviez annoncé, vos amis cinéphiles en témoignent, ce point ne semble pas contestable. Que ces films constituent une sorte d'héritage pour Mlle Corrençon, c'est fort possible aussi. Cela reste à vérifier, mais c'est possible.
Les yeux sur ses mains impeccables, le commissaire Legendre regarde peu. Sa calvitie miroir reflète la conscience du prévenu. On est censé se voir penser dans le crâne du penseur. Il a dû faire craquer plus d'un malfrat, ce miroir!
— Mais il y a autre chose, monsieur Malaussène. Je crois que ni vous ni Mlle Corrençon n'avez supporté l'assassinat — oui, on peut appeler cela un assassinat — de l'enfant que vous attendiez.
Le commissaire est un homme délicat. Il place les silences où il le faut. Et ne les fait pas durer plus qu'il ne se doit.
— C'est à partir d'ici que ma version des faits diffère de la vôtre.