De ces différences négligeables qui remplissent les prisons.
— Une question, d'abord. Mlle Corrençon et vous étiez les seuls à savoir que le docteur Fraenkhel avait trouvé refuge dans le Vercors, auprès de son vieux père. Pourquoi ne pas en avoir averti mes services?
Affaire de culture, monsieur le commissaire… Et d'ailleurs, à l'époque, «vos services» étaient encore ceux de votre beau-père Coudrier.
— C'est là que le bât blesse, monsieur Malaussène. Au lieu d'alerter la police, vous avez pris la décision de vous rendre vous-mêmes sur place et de demander des comptes au docteur, ce qui somme toute est parfaitement compréhensible.
Matthias était bien la dernière personne que je souhaitais rencontrer sur le plateau du Vercors. Mais essayez de glisser cette donnée humaine dans une suite logique. Essayez, pour voir…
— Officiellement, vous partiez donc prendre livraison de ces films et du Film Unique. En réalité, vous alliez interroger le docteur Fraenkhel. Et il y a eu meurtre. Double meurtre. Triple, avec le cadavre non identifié.
Qui es-tu, ô mon autre mort? Quelle surprise me réserves-tu?
LEGENDRE: Qui est cette autre victime, monsieur Malaussène?
MOI: …
LEGENDRE: Nous le saurons tôt ou tard. La médico-légale…
MOI: Julie et moi pensions que la maison était vide.
LEGENDRE: Tout à fait impossible. Un écriteau, retrouvé sur la porte de son bureau, indiquait que M. Bernardin faisait la sieste, et qu'il ne souhaitait pas être dérangé. Or, selon vos propres dires, c'est l'ouverture de cette porte qui a provoqué la première explosion.
MOI: Cet écriteau date de vingt ans.
LEGENDRE: Peut-être, mais M. Bernardin l'avait placé sur sa porte, cet après-midi-là.
MOI: Il l'y plaçait tous les jours.
LEGENDRE: Dans une maison où il vivait seul depuis la mort de sa femme? Peu probable.
MOI: C'était en souvenir du temps où il y avait des enfants dans la maison.
LEGENDRE: Monsieur Malaussène… On a retrouvé Job Bernardin carbonisé dans son bureau, assis dans son fauteuil, le crâne défoncé, face à sa cheminée, et l'écriteau sur la partie de sa porte qui n'a pas brûlé.
MOI: Si Julie n'a pas vu le vieux Job, c'est que le fauteuil devait tourner le dos à la porte.
LEGENDRE: Malheureusement, l'évasion de Mlle Corrençon ne nous a pas permis de l'interroger.
Roulement de nuages et de tambours. Le ciel bleu soudain couleur d'asphalte. Une colère du Vercors. Instantanée. Une de ses fureurs estivales, qu'il joue rideau fermé. La foudre perpendiculaire et le grêlon horizontal. Bombardement. Le ciel explose. La terre encaisse. La voiture de la brigade criminelle, venue nous chercher de Valence, Julie et moi, prise dans la tourmente. Humeur des deux flics: c'est Beyrouth! C'est Sarajevo! C'est le Vercors. La dernière fois c'était pareil! On vient tranquillement se balader, en famille, tu vois, on vient aux myrtilles et ça finit en opération survie. Putain de Vercors! On va péter le pare-brise si ça continue. L'essuie-glace gauche a morflé. Tu vois le croisement? Fais gaffe, là, devant, devant… Devant! Ça vient vers nous! Freiiiiine! Jusqu'au choc. Mou, le choc. Lourd et mou. Merde! Qu'est-ce que c'est? Du foin! Une avalanche de bottes rondes qui déboulent du haut de la côte. Putain de Dieu! Sémaphore du paysan à la vitre de la voiture: pas ma faute, un éclair! Le cul qui a lâché dans la montée. La foudre, oui, sur le verrouillage. Pas trop affolé, le paysan. Vertical sous l'orage. Une belle gueule burinée aux grêlons. Visage familier. Je ne dirai pas qui. Je l'aurais bien embrassé, mais… menottes. Menottes accrochées à la portière. Dangereux criminel, Malaussène! Pas de menottes pour Julie. Poignets brûlés. Juste un mastard à côté d'elle. Bouge seulement, ma pouliche… Pauvre mastard. Connaît pas Julie. Son estomac digère mal le coude de la pouliche et sa nuque couine sous le tranchant de sa main. Portière ouverte, bond de Julie dans les fourrés. Course de Julie vers la liberté. Eclair, tonnerre, splendide! Merde! L'autre flic, à côté de moi qui dégaine. Merde! Merde! Ne tirez pas! Mon pied dans ses côtes. Coup de feu dans les arbres. Cours, Julie! Coup de crosse sur ma gueule. Rideau.
COMMISSAIRE DIVISIONNAIRE LEGENDRE: Voilà ce qui s'est passé, monsieur Malaussène. Mlle Corrençon et vous-même vous êtes officiellement rendus dans le Vercors pour prendre possession de cette cinémathèque et de ce Film Unique. Votre but réel était de retrouver le docteur Fraenkhel afin de l'interroger. Vous l'avez fait. La conversation a mal tourné. Il y a eu mort d'homme. Deux témoins gênants — ou deux personnes que vous estimiez complices du médecin — ont subi le même sort que lui: son père et un inconnu. Affolés, vous avez maquillé l'affaire en attentat à l'explosif. Vous avez vous-mêmes dissimulé votre camion dans la forêt de Loscence. Vous avez tenté de vous faire passer pour les victimes d'un traquenard.
BENJAMIN MALAUSSENE: Mais enfin, bon Dieu, qui aurait pu croire un truc pareil?
LEGENDRE: Précisément, monsieur Malaussène. Pour que votre thèse fût crédible, il fallait qu'elle fût difficile à croire. Vous êtes allés jusqu'à laisser traîner dans le camion des éléments qui vous accusaient davantage: un bâton de dynamite et un système de mise à feu. Mlle Corrençon connaissait bien cet explosif. C'est celui que tous les spéléologues de la région utilisent pour élargir les boyaux des grottes.
MOI: Pourquoi aurions-nous fait ça?
Lui: Je vous l'ai dit, monsieur Malaussène. Vous avez accumulé les signes de votre culpabilité pour donner à penser que d'autres les avaient semés. Vous avez spéculé sur le raisonnement suivant: la police ne croira jamais que deux assassins puissent être si maladroits dans la dissimulation de leur crime. En revanche, quelqu'un qui chercherait à leur faire porter le chapeau ne s'y prendrait pas autrement.
MOI: …
LUI: A dire vrai, c'était intelligemment pensé.
MOI: …
LUI: Et d'une certaine façon, cette comédie plaide en votre faveur.
MOI: …?
LUI: Mais si! Elle exclut la préméditation. Il n'y a que l'affolement pour vous avoir acculés à une pareille mise en scène. Vous n'êtes donc pas venus pour tuer le docteur Fraenkhel. Mais vous avez monté ce scénario parce que vous l'avez tué.
MOI: …
LUI: …
MOI: Mais… la jeune fille de l'auberge? L'étudiante? Elle sait bien, elle, que nous y avons passé la nuit et que notre camion a été volé!
LUI: L'étudiante disparue… C'est une bonne question, en effet.
MOI: …
LUI: …
MOI: …
LUI: Vous ne seriez pas redescendus pour l'éliminer, tout de même? Pour supprimer ce témoin?
MOI: …!
LUI: Si c'était le cas, cela changerait les données du problème, évidemment.
MOI: …!!
LUI: Eh oui! Sur ce meurtre, au moins, la préméditation ne ferait aucun doute. Mais vous n'avez pas fait ça, n'est-ce pas? Vous n'êtes pas allés jusque-là?
On peut se tirer de toutes les situations. On a vu des nageurs imprudents ressortir vivants du garde-manger où les avait entraînés un crocodile en maraude. Si, on a vu ça! Au Cameroun! En Floride! On a vu des parachutistes distraits sauter sans parachute et mourir dans leur lit. Chaque jour des taulards réussissent à s'évader de prison et des promoteurs immobiliers à ne pas y entrer. On a même vu des assurés arriver à se faire rembourser. Mais personne, jamais, n'est sorti indemne des mains d'un gendre acharné à s'émanciper de son beau-père. C'est ce qui m'est apparu clairement lorsque le divisionnaire Legendre a enfin levé sur moi son regard franc.