— Les temps ne sont plus ce qu'ils étaient, monsieur Malaussène.
Je n'ai pas compris, d'abord. Mais il a vite allumé ma chandelle.
— Mon prédécesseur se serait emparé de ce faisceau de présomptions pour démontrer votre innocence. Il prétendait que vous étiez un cas d'école, le déni vivant des apparences. Bouc émissaire. Victime expiatoire. Vous lui aviez vissé cette idée dans la tête. Grâce à vous, il a formé — ou déformé — des générations de policiers. Il leur a inoculé une telle prévention contre les évidences que plus un seul d'entre eux ne serait capable de reconnaître un flagrant délit sur la voie publique. Le virus de la subtilité… Si le coupable paraît à ce point coupable, c'est que, précisément, il est innocent. Cela flatte l'intelligence du flic de base, mais personnellement je récuse ce théorème, monsieur Malaussène. Tout au plus une recette de romancier. Dans la vie, les faits sont des faits, les méfaits des méfaits, et la plupart désignent clairement leur auteur.
J'ai cessé d'écouter Legendre. J'ai soudain compris la métamorphose du bureau. Syndrome du successeur. L'Homme Nouveau est arrivé! Et avec lui, la relève de l'Humanité. Evidemment, ça ne va pas sans casse pour l'humanité relevée: éviction des uns, retraite anticipée des autres, placard, exil, mélancolie, démission… solitude. Solitude. On succède! On efface, on éradique, on s'assied sur le passé, l'œil rivé sur l'avenir. M'est avis que l'ancienne équipe de Coudrier a suivi les meubles à la casse. Mais c'est ainsi: à homme nouveau, politique nouvelle. L'hymne imbécile du successeur. On croit en sa modernité. On ignore que la modernité date de la nuit des temps. Qu'il n'y a pas plus ringard, en fait de tradition. Ma tête à couper qu'on est allé jusqu'à changer la marque des agrafes qui rassembleront les feuilles de mon dossier. Il y croit dur comme fer, à sa nouveauté, le commissaire Legendre. Avec lui, on va voir ce qu'on va voir. Les graphiques placardés au mur en témoignent, classification des délits, répartition géographique, courbes de la criminalité nationale, pourcentages, ce sont les feuilles de la température sociale. Fini, la police à l'estime. On fait dans le scientifique, désormais. «Or il n'y a de science, monsieur Malaussène, que science des faits!» Il croit parler calmement, Legendre, ses lèvres polytechniciennes prennent la mesure de chaque mot, oui, mais derrière le bleu fonctionnaire de ses yeux, c'est un cocotier qu'il secoue. Et avec quelle fureur! Arrête, connard! Arrête, frénétique connard! Ce n'est pas Coudrier qui s'accroche aux branches, là-haut, c'est moi! Il est à la pêche, Coudrier! Il s'en branle, Coudrier! A la pêche! Avec son pote Sanchez! A Malaussène! Le village qui porte mon nom! Il ne met pas sa vie dans son gendre, Coudrier! Il accroche un vermisseau à son hameçon! Une bouteille de rosé au frais dans la rivière…
Et, comme pour confirmer mes pires soupçons, la voix mesurée du divisionnaire Legendre conclut:
— Il va de soi que je n'en fais pas une affaire personnelle, monsieur Malaussène. En ce qui me concerne, vous êtes un prévenu comme un autre. Vos droits sont les droits de tous. Ni plus ni moins. Et votre cas sera examiné méthodiquement et sans passion. S'il y a doute, comptez sur moi pour que ce doute, lui aussi, soit méthodique.
Elisabeth, où êtes-vous? Vous ne m'avez pas entendu, tout à l'heure? Café, Elisabeth! Je vous en prie. Un petit café. C'est bien le moins, quand on vient d'ouvrir sous mes yeux les portes de la perpète.
Mais ce n'est pas Elisabeth qui s'annonce à l'interphone, et ce n'est pas Elisabeth qui profile sa silhouette dans la porte de verre. Encore un miracle de l'Homme Nouveau: la métamorphose d'une antique et protectrice bonne de curé en une secrétaire toute neuve qui n'a rien d'autre à offrir qu'un sourire nerveux sur une compétence à jupe courte.
Et ce n'est pas une tasse de café qu'elle tient à la main.
C'est un fax.
Qu'elle pose en minaudant sur le bureau.
— Merci, mademoiselle.
Si transparent, le bureau du divisionnaire Legendre, que mademoiselle semble sortir en traversant les murs.
Un fax.
Le temps de le lire.
— Voilà qui devrait vous intéresser, monsieur Malaussène.
Le temps de finir sa lecture.
— L'identité de la troisième victime.
Le temps de relever sur moi un regard neutre.
— «Marie-Hélène Desgranges…», monsieur Malaussène. Ça vous dit quelque chose?
Rien. Par bonheur, ça ne me dit rien.
— Vous en êtes certain?
Rien de rien, désolé. Je ne connais aucune Marie-Hélène Des granges.
— Dix-neuf ans, monsieur Malaussène… étudiante… gardienne de nuit intérimaire dans une auberge où vous prétendez avoir passé la nuit… Dois-je rappeler le nom de l'auberge?
— …
C'est dans mon propre silence que j'ai entendu les dernières rafales de la machine à écrire qui collait les mots au mur depuis le début de l'interrogatoire.
41
Un groupe de touristes japonais, assis dans l'espace, jambes ballant sur le vide… C'est ce que voyait Julie dans le miroir.
— Sors de là, Barnabé!
Seule dans l'appartement parisien de feu le vieux Job, Julie parlait à une armoire à glace.
— Sors de là ou je vais te chercher.
L'armoire lui répondait.
— Tais-toi donc, Juliette, et fais comme moi, regarde le spectacle.
La glace de l'armoire ne renvoyait pas son image, à Julie. La glace de l'armoire lui proposait l'image inversée du téléviseur. Et, dans le téléviseur, ce groupe de Japonais, place du Palais-Royal, assis dans le vide, croisant et décroisant les jambes, se relevant et sautillant au-dessus du sol, grimpant et descendant d'invisibles escaliers sans jamais réussir à toucher terre, pour la plus grande joie de la foule alentour.
Julie n'était pas d'humeur.
— Pour la dernière fois, sors de cette armoire, Barnabé, ou je fous tout en l'air.
— Ecoute le baratin du commentateur, Juliette, et sois sage. C'est de mon art qu'il s'agit, après tout.
Les Japonais en lévitation au-dessus de la place du Palais-Royal s'imposèrent de nouveau à Julie. Malgré tous leurs efforts, ils n'arrivaient décidément pas à atteindre le sol. Ils mimaient le découragement, comme si la pesanteur terrestre leur interdisait, à eux seuls, le plancher des vaches. Tout autour, la place du Palais-Royal, japonaise elle aussi, riait.
Et la voix du commentateur:
— Si les colonnes de Buren ont alimenté la polémique durant le règne du Président-Architecte, nul doute que le regard facétieux de Barnabooth n'inaugure dès aujourd'hui les querelles de demain. Etait-ce de l'art, les pyjamas rayés de Buren? Est-ce de l'art, la disparition de Buren sous le regard de Barnabooth? Une attraction pour touristes, les escamotages de Barnabooth, ou le verdict esthétique d'un vengeur masqué? Une coqueluche passagère, Barnabooth, ou le paroxysme du regard critique? Qui osera créer, désormais, sous cet œil qui efface?
— Qui, je vous le demande? fit en écho la voix ironique de Barnabé dans le secret de l'armoire.
«Et merde, se dit Julie. Ce type massacre sa famille, brûle mes souvenirs d'enfance, nous envoie en taule Benjamin et moi, m'oblige à assommer un flic, me force à m'évader, me plonge dans la clandestinité, et je reste là, comme une conne, à le regarder effacer les colonnes de Buren! A l'écouter ironiser sur les retombées de son art!»
Elle arracha le téléviseur de son socle et le précipita dans l'armoire à glace. Implosion, explosion, fracas divers, éclats lumineux, retombées étincelantes. Fumerolles. Silence, enfin.