— C'est facile. Elle nous rend visite de temps en temps. Elle s'est attachée à Verdun, je crois.
— Vous êtes filée, Suzanne.
— Nous le sommes tous. Ils vous cherchent.
— Le prétendu docteur, là…
— C'était un flic?
— Ou un amoureux. Il vous suit depuis dix minutes.
— Mettons que vous m'avez fait rater une occasion.
— Suzanne, il faut que je voie Gervaise. Très vite.
44
Flanquée des inspecteurs Titus et Silistri, Gervaise était occupée à suivre un trousseau de clefs dans le couloir sonore d'une prison pour femmes. Le trousseau se balançait à une hanche de catcheuse.
La catcheuse disait:
— Elle ne parle à personne, jamais. Depuis qu'elle est ici, pas un seul mot.
Les mains de la catcheuse étaient de celles qui accrochent sans peine les bœufs aux portemanteaux.
— Et mauvaise, avec ça.
La catcheuse hochait une tête de buffle.
— Pas d'autre solution que l'isolement.
Gervaise sentait la peur dans le ton de la catcheuse.
La nièce avait agressé ses trois codétenues. Un œil crevé, une joue fendue jusqu'à l'os, un bras cassé. Brusquement, sans la moindre raison, et dans un silence de Sphinx. Beaucoup de sang dans la cellule. Pas une seule tache sur son tailleur rose.
Isolement.
— Les types de Legendre n'ont pas pu lui sortir le moindre mot. Après toutes ces semaines, ils ne savent pas encore qui elle est.
Les inspecteurs Titus et Silistri en tiraient ce que Titus appelait «un petit plaisir de placard». Interdits d'interrogatoire par le divisionnaire Legendre, Titus et Silistri avaient passé la main aux machines logiques du nouveau patron. «Interrogatoires méthodiques». Legendre en avait été pour ses frais. Ses inspecteurs revenaient exsangues. Apparemment, la prisonnière ne dormait jamais. Elle avait des yeux d'inquisiteur, mais qui disaient la vanité des interrogatoires, l'équivoque de toute vérité. Le regard de la prisonnière vous renvoyait à vos propres mensonges. Les inspecteurs rentraient avec des cernes et des envies de confession. Ils doutaient — méthodiquement, certes —, mais de leur méthode. En désespoir de cause, le divisionnaire Legendre avait dû se rabattre sur le trio de son beau-père. Une fois de plus Gervaise avait tiré Titus des bras de Tanita, Silistri des draps d'Hélène, et maintenant tous trois suivaient la surveillante-catcheuse sur les dalles d'une prison qui rendaient le son clos de toutes les prisons.
— Tu entends ça? demanda Silistri.
— Quoi, ça? demanda Titus.
— L'écho de nos pas sur ce béton, tu entends?
— J'entends.
— C'est ce bruit qui m'a rendu honnête.
C'était vrai. A sa dernière voiture volée, après lui avoir fichu une raclée durable, le père Beaujeu avait conduit lui-même le petit Silistri en prison. Un ami gardien les avait laissés debout dans un couloir une journée entière. Cissou avait juste dit: «Ecoute.»
— C'est ici.
La surveillante désignait la porte de la cellule.
Titus fut le premier à coller son œil au judas. La nièce se tenait assise, égale à elle-même, sur l'arête de son lit, droite, les yeux rivés à la porte, impeccable dans son tailleur rose. La première impression de Titus fut confirmée. Décidément il lui trouvait l'air amidonné de ces pétasses des boutiques de mode qui venaient inspecter le travail de Tanita, sa modiste à lui. Hâlées et blondes, tombées droites dans leurs tailleurs de classe, le bracelet clinquant, la jambe fuselée et le mot sec, elles pontifiaient sur les calicots délicieusement futiles de Tanita, elles s'ingéniaient à changer la légèreté en plomb. Elles exigeaient que le monde ressemblât à leurs permanentes. Plaqué derrière elles, Titus faisait mine de les enculer pendant que Tanita exposait ses dessins en soutenant avec candeur leur regard de marbre.
Silistri voyait autre chose en cette femme assise droit dans l'armure de son tailleur: chasseuse de têtes, chef du personnel, directrice des ressources humaines, froide pourvoyeuse du chômage qui vous dégraisse une entreprise avec autant de sentiment qu'un boucher son gigot. Une de ces tueuses amidonnées qui faisaient dire à Hélène, les soirs de lassitude philosophique: «Tout compte fait, je préfère les femmes battues aux femmes battantes.»
En somme, Titus et Silistri s'accordaient à trouver la nièce parfaitement ordinaire. Chaque époque se fait la norme qu'elle mérite. Et la norme devenait sereinement assassine.
Silistri s'effaça pour laisser la place à Gervaise.
— Non.
Gervaise refusa l'œilleton.
— Ouvrez, dit-elle à la surveillante.
La catcheuse ouvrit. Non sans hésitation, mais elle ouvrit.
— Restez dehors.
Les deux inspecteurs obéirent à Gervaise.
— Fermez derrière moi, dit-elle à la catcheuse. L'œilleton aussi, précisa-t-elle.
Outre le lit rivé au mur, la cellule disposait d'un tabouret, rivé au sol, et d'une petite table, rivée à l'autre mur. «Enchaîner les objets c'est emprisonner l'homme», pensa Gervaise. Un bloc de feuilles et un stylo bille avaient été laissés là, à l'intention de la nièce, par les inspecteurs méthodiques du commissaire Legendre. «Au cas où vous préféreriez nous écrire.»
Les feuilles étaient restées vierges.
Gervaise s'assit sur le tabouret.
Ses genoux effleuraient ceux de la nièce.
Gervaise se tut.
Deux éternités.
Ce ne fut pas pour rompre le silence que Gervaise parla enfin. Ce fut juste pour lever le voile qui cachait les mots. Libre aux mots de s'envoler alors, ou de rester au fond.
— Bonjour, Marie-Ange, dit Gervaise.
La nièce ne broncha pas. La révélation de son identité pulvérisait son silence, mais elle accusa bravement le coup.
— Je ne voulais pas penser que c'était toi, dit encore Gervaise, mais quand ils m'ont montré les photos anthropométriques…
A vrai dire, Gervaise ne l'avait pas reconnue immédiatement sur ces photos. Une sensation de banalité absolue, d'abord. Un visage trop semblable aux visages. «On ne peut pas être normal à ce point-là», s'était dit Gervaise. Et elle avait éprouvé le besoin d'emmener un jeu de photos chez elle. Elle les avait regardées une nuit entière sans y trouver rien d'autre que le masque d'une femme d'entreprise. Mais ce masque ne tenait pas à ce visage. Gervaise avait résolu de faire photographier ces photographies. Elle avait fait ce que Thian son père aurait fait à sa place. Elle était allée trouver Clara Malaussène. Gervaise et Clara s'étaient enfermées sous une lampe rouge. Dans les bras de Gervaise, Verdun prêtait aux deux femmes son regard-projecteur. On commença par agrandir la nièce. Agrandissements des yeux, des lèvres, des oreilles, des maxillaires. En vain. Le nez avait été refait, les sourcils épilés, la bouche mangeait volontairement les lèvres. Si ce visage avait un jour été connu de quelqu'un, la nièce s'était acharnée à le rendre méconnaissable. «Et si nous y mettions un peu de flou?» avait suggéré Clara. Gervaise avait jeté un coup d'œil surpris au profil de Clara penché sur son bac. «Flou comme la vérité», disait parfois le divisionnaire Coudrier. «Nous sommes les spécialistes du flou.» Clara avait dilué le visage de la femme. Et voilà qu'en s'estompant dans la lumière du projecteur, le visage avait pris consistance dans le souvenir de Gervaise. Oui, ce fut là, devant cette forme maintenant lointaine et flottante, que Gervaise eut une intuition. Le large et beau visage de Marie-Ange! «Pourrait-on la décoiffer?» avait demandé Gervaise. En quelques aplats de gouache, Clara avait rendu leur liberté aux cheveux de la femme. «Accuser le nez?»… «Epaissir les sourcils?» avait suggéré Gervaise. «Ressortir les lèvres…» «Plus charnues…» Et le souvenir s'était précisé sous le pinceau de Clara. «Marie-Ange… oui.»