En quittant Clara Malaussène, Gervaise avait juste dit: «Faites-moi plaisir, Clara, mangez un peu.» Et, à Verdun: «Je reviendrai bientôt.»
Dehors, Gervaise s'était répété inlassablement la liste des filles mortes, égrenées par le divisionnaire Coudrier: Marie-Ange Courrier, Séverine Albani, Thérèse Barbezien, Melissa Kopt, Annie Belledone et Solange Coutard. Comment les avait-on identifiées?
Pour répondre à cette question, Gervaise était allée trouver son ami Postel-Wagner. Le médecin des morts lui avait offert un demi-litre de café. «Identification habituelle, les empreintes dentaires, le plus souvent… — Et le corps de Marie-Ange Courrier? avait-elle demandé. — Ah! Celle-là, ils ne l'ont pas tuée, ils l'ont complètement détruite. On a retrouvé ses papiers dans ses vêtements. — Ça ne vous a pas paru bizarre? demanda Gervaise. Rendre un corps méconnaissable et laisser traîner ses papiers…» Non, ça n'avait pas éveillé leurs soupçons. «Coudrier a dû mettre ça sur le compte d'un acharnement sadique. Ces cinglés n'ont pas pris de précautions particulières pour dissimuler l'identité des autres victimes, tu sais…» Sur quoi Postel-Wagner avait demandé: «Ça va bien, toi? Je te trouve piètre mine… Passe me voir, à l'occasion, que je te fasse un petit bilan.»
Et maintenant, voilà, Gervaise se trouvait seule dans une cellule, assise devant Judas, en quelque sorte: la plus ancienne de ses putes repenties. Le premier disciple. La préférée. Et qui avait massacré les autres, en se faisant passer pour morte.
— Ça n'a pas dû être bien difficile, pour toi, tu connaissais toutes les filles, et tu connaissais leurs tatouages.
Puis Gervaise se tut. Elle n'avait pas envie de poser de questions. Connaissant Marie-Ange, elle imaginait ses réponses. Elle les lisait déjà dans son regard. Elle se souvint d'une autre phrase de Postel-Wagner à propos de la nièce: «Raisonneuse et moraliste comme une paranoïaque, très construite. Tu vois?» Oui, Marie-Ange avait réponse à tout, expliquait tout, justifiait tout. En quelques mots, elle vous faisait une éthique de la prostitution. Elle amusait Gervaise: «La morale est une question de syntaxe, Gervaise, tous nos ministres apprennent ça au berceau. On devrait me refiler le ministère de la Morale.» Aujourd'hui, Gervaise trouvait Marie-Ange moins amusante. Dans les yeux de Marie-Ange, Gervaise lisait les silencieuses réponses aux questions qu'elle ne lui posait pas:
— Je m'en suis sortie, Gervaise! Je suis devenue ce que tu voulais que je devienne. Je me suis «intégrée». Tu voulais que je retourne en médecine, n'est-ce pas? Que je finisse mes études? Que j'accomplisse la volonté paternelle, non? Chirurgien, comme papa! «Soigner l'homme, disais-tu, c'est lui ôter une occasion d'être méchant.» Eh bien, je t'ai écoutée, Gervaise, j'ai soigné, j'ai tranché dans le vif! Chirurgien! J'ai ôté d'un coup toutes les occasions d'être méchant. Grâce à toi! Merci, Gervaise! Pourquoi j'ai fait ça? Mais pour l'amour de l'Art, voyons! Pour l'amour de ton art!
Etc.
La rhétorique du mal. «Ils cherchent toujours à nous mouiller, disait Thian en parlant des vrais criminels. — Ils installent leurs crimes dans notre logique, expliquait le divisionnaire Coudrier. — Ils n'ont pas d'autre solution, convenait Thian: c'est ça ou s'avouer qu'ils sont dingues. — Extraordinaire, à quel point les vrais tueurs se ressemblent dans leur désir de paraître uniques, rêvait le divisionnaire Coudrier. — C'est pour ça qu'on s'emmerde tant en prison», concluait Thian.
— Ce n'est pas bien de m'avoir fait ça, dit tout à coup Marie-Ange.
Gervaise ne comprit pas, d'abord.
Le son de la voix lui était arrivé avant le sens des mots. Marie-Ange et sa fraîche voix de garçonnet.
— Ce n'est vraiment pas gentil, Gervaise.
Le garçonnet avait du chagrin.
— Me faire mettre en prison…
Gervaise ne répondit pas.
— Qu'est-ce que tu veux que je devienne, en prison?
Marie-Ange levait sur elle un regard désemparé.
— Tu crois que c'est une solution, la prison?
Elle s'était penchée vers Gervaise.
— Franchement… hein?
Elle essaya un timide sourire.
— A l'isolement, en plus!
Elle hocha la tête.
— Juste au moment où j'avais trouvé ma voie…
Elle fronça les sourcils.
— Qui est-ce que je vais pouvoir tuer, maintenant?
Elle levait des yeux convaincants.
— Tuer, c'était ma vie, Gervaise! C'est ma vie, tuer. Comprends-moi, bon Dieu. Un peu d'humanité, quoi! Qui veux-tu que je tue, ici?
Gervaise dut changer de tête tout de même, parce que l'autre éclata de rire.
— Ce que tu peux être conne, ma pauvre fille!
C'était vraiment de la gaieté. Un joyeux fou rire. Qui la secouait tout entière. Qui la décoiffait un peu, même.
— Ma pauvre Gervaise! Ce que tu devais te raconter, en me regardant! Tu m'avais mise en carte, hein? Dans tes petits registres perforés! La parano de service qui raisonne tous ses crimes. Qui accuse papa, maman, la société et le système, hein? Mais non, Gervaise, ce n'est pas ça, le meurtre. C'est un métier, pas davantage. Et d'un bon rapport, comme la Charité!
Gervaise demanda:
— A qui vendais-tu les tatouages, Marie-Ange?
Le rire tomba comme il était venu. Ce fut sur un ton de collaboratrice dévouée que Marie-Ange répondit:
— Tu veux le nom du commanditaire ou celui du collectionneur?
— A qui vendais-tu les tatouages?
Marie-Ange eut l'air soulagé.
— Bon, le nom du commanditaire. Ça tombe bien, parce que le collectionneur, lui, je ne le connais pas.
Elle hésita une seconde.
— Tu es sûre que tu veux ce nom, Gervaise? Tu sais, ça ne va pas te faire plaisir.
Gervaise écoutait.
— Ça a déjà dû te flanquer un coup de savoir que c'était moi qui faisais le travail… je suis désolée, vraiment. Tu ne méritais pas ça. Pas toi. Ça me gênait, quelquefois, de penser à toi, pendant le boulot. Je me disais…
Elle s'interrompit.
— Tu veux vraiment savoir à qui je vendais ces tatouages?
Gervaise ne répéta pas sa question.
— Tu es sûre, Gervaise?
Gervaise attendait.
— Il s'appelle Malaussène, répondit enfin Marie-Ange.
Gervaise se tendit.
— Benjamin Malaussène, Gervaise, tu sais? Le saint. Avec sa petite famille, Louna, Thérèse, Clara, Jérémy, le Petit, Verdun, C'Est Un Ange, et ce gros chien dégueulasse, et cette mère qui s'est envoyée en l'air au moins autant que moi, mais à qui, va savoir pourquoi, personne ne le reproche.
Gervaise se taisait. Marie-Ange lui envoya un regard compatissant.
— Je te comprends, Gervaise, ça fait toujours un bruit répugnant, un Jésus qui tombe de sa croix.
Gervaise ne s'expliqua pas d'abord la réaction de tout son corps. Ce fut comme une vague. Cela monta du fond de son être comme un geyser absolument irrépressible, cela jaillit par sa bouche, et le tailleur rose en fut entièrement éclaboussé.
Contre toute attente, Marie-Ange ne fit pas le moindre geste pour se protéger. Ni le corps, ni le visage, ni les cheveux, ni les jambes. Quand Gervaise se redressa enfin, la bouche acide et les yeux brouillés de larmes, l'autre s'était reculée sur sa couchette, et, adossée contre le mur, elle regardait Gervaise de loin. Un regard qui l'englobait tout entière. Ce fut d'une voix vraiment comblée qu'elle dit, finalement, en se léchant les lèvres: