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Assises devant leur thé, elles résumèrent leurs deux affaires. Julie fit écouter la bande de Clément à Gervaise. Elle lui expliqua que le cri de Clément: «Je balance tout à la fille du Viet» lui semblait une sorte de testament. Clément souhaitait que Gervaise entendît cette bande. Gervaise fut d'avis que la bande innocentait Benjamin. Sur quoi, Gervaise montra les photos de Marie-Ange à Julie.

— Non, nous ne connaissons pas cette femme, ni Benjamin ni moi, dit Julie en lui rendant les photos. Pourquoi?

— Elle prétend que c'est Benjamin qui lui achetait les tatouages.

— Oh, bon Dieu! murmura Julie.

— Vous ne la connaissez pas, mais elle vous connaît, conclut Gervaise. Elle fera tout pour enfoncer Benjamin.

— Oh, bon Dieu! répéta Julie. Mais pour quelle raison?

— C'est ce qu'il nous faudra découvrir, dit Gervaise, et arrêtez de répéter que Dieu est bon, ajouta-t-elle, ça Lui gâte le caractère.

Sur quoi Gervaise se retourna vers le répondeur.

— Qu'est-ce que tu nous racontes, toi?

Le répondeur racontait la même chose que le reste de la ville.

— Il paraît que tu serais enceinte, Gervaise? Qu'est-ce que c'est que cette histoire? Viens me voir tout de suite, que je t'examine.

*

Une demi-heure plus tard, Gervaise se trouvait étendue sur une table à cadavres fraîchement nettoyée, et son ami Postel-Wagner constatait que oui, elle était bel et bien porteuse d'avenir.

— Tu ne t'en étais pas aperçue, jusqu'ici?

— Un retard de règles à la sortie de l'hôpital, expliqua Gervaise, mais j'ai pensé que c'était le choc… que la machine allait se remettre en route. Elle eut un sourire.

— Le plus drôle, c'est que Thérèse Malaussène me l'avait prédit.

— Quand ça? demanda Postel-Wagner en bourrant sa pipe, avant ou après ton entrée à l'hôpital?

— Avant. La veille de mon accident. Quand je suis allée leur annoncer la mort de Cissou.

Deux ou trois bouffées de réflexion, et Postel demanda:

— Tu y crois, à ces prédictions?

— Je n'y croyais pas, mais il faut bien admettre…

— Rien du tout, Gervaise. Quand Thérèse t'a annoncé ça, tu étais déjà enceinte.

— Ah! non, ça je suis certaine que non.

— Depuis deux mois minimum, confirma le médecin en tirant sur sa pipe.

— Mais j'étais réglée comme une honnête religieuse, et régulière! protesta Gervaise.

— Des hémorragies, que tu as dû prendre pour des règles. Ton enquête t'a beaucoup fatiguée, mine de rien. Trop de nuits blanches, beaucoup d'émotions… Qui as-tu rencontré, il y a trois ou quatre mois?

— Rencontré? demanda Gervaise.

— Avec qui as-tu fait connaissance, si tu préfères? Des nouvelles têtes. D'autres types que ta garde de maquereaux incorruptibles…

Gervaise fronça les sourcils.

— Les deux inspecteurs avec lesquels tu as coincé Marie-Ange, dit-elle enfin.

— Titus et Silistri?

— Oui. Le commissaire Coudrier les avait détachés du grand banditisme pour qu'ils veillent sur moi.

Postel-Wagner hocha une tête navrée.

— Si improbable que ça me paraisse, c'est malgré tout dans cette direction-là qu'il va falloir chercher, Gervaise…

*

Dans la nuit du samedi au dimanche, la porte de l'As de trèfle s'ouvrit de nouveau. Le grand flic antillais était seul, cette fois-ci.

— Pescatore!

Le maquereau suivit une seconde fois le flic à l'extérieur.

— Je te rends ton feu, Pescatore, tes hommes n'y sont pour rien.

*

Le lendemain, aux alentours de treize heures, courses faites, Hélène et Tanita s'asseyaient au bistrot des Envierges.

Elles laissèrent passer un silence gêné après que Nadine eut déposé devant elles leur porto dominical.

— Alors, demanda finalement Hélène, d'après toi, c'est le tien, c'est le mien, ou c'est les deux?

— C'est elle, répondit Tanita la mine sombre.

*

Ce fut le divisionnaire Legendre qui eut le mot de la fin.

— Vous me connaissez, Gervaise, je ne suis pas bégueule. Votre vie privée est votre vie privée. Mais votre… état… suscite une telle fièvre dans les services… tous ces soupçons mutuels… l'efficacité s'en ressent… vous voyez?… la cohésion… c'est indispensable, la cohésion… il ne s'agit pas de prendre des mesures disciplinaires, bien entendu… vous êtes un bon élément… un travail… remarquable… excellent même à bien des égards… mais… je veux dire… la santé de la Maison… enfin… pour être net, si vous me remettiez votre démission, je ne la refuserais pas.

46

«Arrête-le!» crie la fille. Suit une série de chocs sourds. Une lutte brève. Clément ne fait pas le poids. Silence. Le micro a dû être débranché dans la bagarre. Ce qui reste dans ma tête, c'est la haine, dans ce cri de femme: «Arrête-le!» Clément! Clément! Dire que je t'ai imaginé dans cette maison de Loscence comme en ton paradis! Oh! Clément… Le paradis n'est pas un endroit pour mourir!

— Et voilà.

La voix du commissaire divisionnaire Legendre me rappelle à la transparente réalité de son bureau. Il m'observe depuis la fin de la bande. Il voit les larmes dans mes yeux. Il me laisse, pour les sécher, le temps de rembobiner. Claquement. Ejection de la cassette. Que le commissaire divisionnaire Legendre me montre entre deux doigts.

— C'est la confirmation de ce que je vous expliquais la dernière fois, monsieur Malaussène.

Qu'est-ce qu'il m'expliquait, la dernière fois, ce con?

— La crédulité des enquêteurs formés par mon prédécesseur est sans bornes, et votre crédit auprès d'eux sans limite.

Il me regarde. Il a l'air de ne pas en revenir. Il regarde la cassette.

— Cet enregistrement devrait vous innocenter, selon eux.

Ce n'est pas le cas? La mort de Clément ne m'innocente pas? Après tous les efforts qu'il a faits pour permettre l'identification des tueurs? Il est mort pour rien?

Le commissaire divisionnaire Legendre dépose soigneusement la cassette dans un tiroir, croise les mains et m'offre à nouveau l'irréprochable miroir de son crâne.

— Essayons de réfléchir méthodiquement, voulez-vous? Qu'est-ce que nous apprend cette bande magnétique?

Il se ravise aussitôt:

— Ou plutôt non. Procédons par ordre. D'abord ceci: d'où provient cette bande magnétique?

De Barnabé! Au début, on y entend nettement Clément dialoguer avec Barnabé.

— D'un certain Barnabooth. Connaissez-vous ce Barnabooth, monsieur Malaussène?

— De nom.

— Et pour cause. Il se souhaite invisible. Nos services l'ont interrogé en qualité de fils et petit-fils des victimes, et nous n'avons pas eu l'honneur de le voir. Dans notre République amoureuse des Arts, les artistes officiels semblent bénéficier de certains privilèges…

Il laisse l'agacement filer sur un fin sourire.

— Or, ce Barnabooth remplit auprès de notre élite plasticienne la fonction d'escamoteur. Le dernier chic… On efface la Joconde et le Tout-Paris s'y rue. La preuve de votre innocence nous serait donc fournie par un illusionniste professionnel, monsieur Malaussène!

Puis, très pédagogue:

— Outre que les enregistrements comme les photographies ne font pas preuves devant la loi, il va de soi que cette bande peut avoir été enregistrée par n'importe qui et n'importe où. La présence de cet invisible Barnabooth sur les lieux du meurtre, juste avant votre arrivée, et enregistrant ce qui se passait à l'intérieur de cette maison est non seulement fort improbable, monsieur Malaussène, mais tout à fait impossible à prouver. D'autant que nous n'avons trouvé d'émetteur-récepteur ni sur le corps de M. Clément, ni dans la carcasse de sa voiture, ni dans les ruines de la maison. C'est un premier point. Deuxièmement, que nous apprend-elle, cette bande?