Que Clément a été assassiné, monsieur le divisionnaire, et que vous n'en avez rien à foutre — ou plutôt, que le sacrifice héroïque de ce pauvre môme n'entre pas dans la construction logique de votre enquête.
— Elle nous apprend qu'on aurait volé le Film Unique de M. Job Bernardin. Or, d'autres informations, et beaucoup plus crédibles, attestent que ce long métrage de cent quatre-vingts minutes a fait l'objet d'une transaction contractuelle légalement enregistrée. Un contrat que nous avons étudié à la loupe, monsieur Malaussène, et dans lequel les desiderata de M. Bernardin sont on ne peut plus clairement exprimés. Le bénéficiaire de cet achat étant récemment décédé, nous n'avons bien entendu pas eu le loisir de l'interroger. Nous nous sommes rendus auprès de son épouse, très affectée par le décès de son conjoint…
Il ronronne, le divisionnaire Legendre. Il parle la langue de ces contrées glaciales où l'on décède au lieu de mourir, où les femmes sont des épouses et les maris des conjoints que la douleur affecte mais ne bouleverse pas, le commissaire divisionnaire Legendre parle la langue vernie de ces registres où l'on accroche les prénoms au cul des patronymes — lesquels deviennent des matricules quand le temps se gâte.
— Vous m'écoutez, monsieur Malaussène?
Il me semble que je vous entends depuis le jour de mon enregistrement à l'état civil.
— Est-il exact que M. Bernardin vous ait promis ce Film Unique, comme l'affirment vos amis cinéphiles?
— Oui.
— C'est bien ce que je craignais.
Il ouvre la bouche pour me révéler l'objet de sa crainte, mais le téléphone l'interrompt.
Décrochage.
— Oui? Bien, très bien. Non, non, je n'en ai plus que pour une petite minute. C'est ça. Je vous appellerai.
Raccrochage.
— Où en étions-nous?… Ah, oui. C'est embêtant, que M. Bernardin ait trahi sa promesse.
Il se tait.
— Très embêtant.
Il lève les yeux sur moi.
— Vous maintenez que vous vous êtes rendus chez M. Bernardin pour prendre livraison de sa cinémathèque et de ce Film Unique?
— Oui.
— Film qu'il avait en réalité vendu à quelqu'un d'autre.
— Nous ne le savions pas.
— Mais vous l'avez appris en arrivant.
— Nous n'avons vu personne en arrivant. Le bureau a explosé quand Julie a ouvert la porte.
— S'il vous plaît, monsieur Malaussène, ne revenons pas sur cette fable… elle est aussi peu crédible que cet enregistrement.
Je me tais.
Il se tait.
Nous nous taisons.
Et je lui laisse le plaisir d'une conclusion logique.
— Je ne vous cache pas que la mort du vieux Bernardin me chiffonnait, avoue-t-il. Je n'en voyais pas la raison. Le mobile de l'assassinat du docteur Fraenkhel était clair. Celui de la jeune étudiante aussi. Et pour peu que vous ayez trouvé Clément sur place…
Silence.
— Mais aujourd'hui je m'explique mieux la mort de M. Bernardin. Il vous a trahi, vous vous êtes vengé. Un mobile parfaitement compréhensible. Surtout lorsque l'on considère le prix de vente du film en question. Celui qui figure sur le contrat. Et dont a été crédité le compte de M. Bernardin… oui, nous avons vérifié cela aussi.
Silence.
— Considérable, le prix de vente… Ce n'était pas un film, monsieur Malaussène, c'était un magot que vous convoitiez!
Il s'est tu.
Puis il a dit, sur un ton rêveur:
— Vous vous rendez compte? Des inspecteurs de la police judiciaire qui déposent entre mes mains une prétendue preuve de votre innocence… et qui me fournissent le mobile réel de ce carnage! Faut-il qu'ils aient été mal formés…
Il m'a flanqué sous les yeux ce que la machine avait tapé dans mon dos.
Je n'ai pas signé.
Je me suis levé et j'ai tendu mes poignets au gendarme qui me servait d'ange.
Legendre m'a retenu d'un geste de la main.
— Encore une petite chose, monsieur Malaussène.
Il a appuyé sur son interphone.
— Faites entrer, a-t-il dit à la machine.
Et, à moi:
— Quelqu'un qui a beaucoup insisté pour vous revoir.
Est entrée une grande fille en tailleur rose, menottée mais soigneusement permanentée. Le tailleur n'était pas de première fraîcheur, mais il lui allait comme un de ces diplômes qui ne s'usent pas. En me voyant, la grande fille s'est fendue d'un sourire salonnard.
— Benjamin! comment va depuis la dernière fois?
Elle avait une voix de petit garçon.
— Et la famille? Tu as des visites?
Je ne la connaissais ni d'Eve ni d'Adam.
— Verdun pleure toujours quand C'Est Un Ange a faim? Julius est sorti de son épilepsie?
Et, sur le ton de la vraie compassion:
— Est-ce que ta maman s'est remise à manger?
XII
EN PRISON
(AU PRÉSENT)
Une erreur judiciaire est toujours un chef-d'œuvre de cohérence.
47
La prison, c'est le présent. Le présent, c'est ce que cherchaient à fuir ceux qui sont en prison. Il n'y a pas d'autre punition.
Il s'y connaît, Faucigny, le directeur de ma prison, pour lui faire rendre tout son indicatif, au présent! Il a des idées simples. C'est un éducateur-né.
— Content de retrouver Champrond, monsieur Malaussène?
Malignité de Legendre ou hasard de l'Administration, c'est bien à la prison de Champrond que je me retrouve, celle-là même où notre vieil oncle Stojil est venu finir sa vie en compagnie de Virgile.
— On m'a laissé entendre que vous appréciez les explosifs, Malaussène?
Faucigny est large d'épaules, gris des yeux, épais du sourcil. Il vous dit des choses terribles qu'un accent de garrigue arrondit benoîtement.
— Les bombes du Magasin, il y a quelques années, celles du Vercors aujourd'hui… bombes artisanales, bombes à retardement, bombes incendiaires… ce sont les bombes qui vous plaisent, et depuis tout petit, je suppose.
Faucigny sourit aimablement sous des yeux qui vous tiennent.
— Le goût des bombes… Je comprends ça, notez… le battement du cœur pendant la mise à feu, la surprise de l'éclair, le fracas de l'explosion, la propulsion dans l'espace, la pluie des débris quand remonte le bol de fumée, le crépitement des flammes… c'est assez beau.
Faucigny, c'est Monsieur Météo qui vous annonce la fin du monde avec du soleil dans la voix.
— Je vais vous guérir, Malaussène…
Je ne sais plus quand Faucigny m'a tenu ce discours roboratif. Hier? Un mois? Dix ans? Aux neuf temps habituels du mode indicatif, Faucigny en a ajouté un dixième, qu'on pourrait appeler le plus-que-présent. C'est le temps rêvé des gardiens de prison, le présent du regret perpétuel, l'éternité de la molaire sous la roulette du remords, l'instant sans fin de l'agonie, le bout du temps sans bout, quand tout espoir est mort, y compris celui de mourir… le plus-que-présent selon Faucigny, c'est le temps de la torture.