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Je ne sais plus quand Faucigny m'a parlé.

Je ne sais que ma cellule.

Elle ferait envie aux citoyens honnêtes, ma cellule de Champrond. Je l'entends d'ici, l'honnête citoyen. Gabegie! Pensez donc, voilà qu'on installe les grands criminels dans des demeures classées, à présent! De la pierre séculaire et voûtée! Même plus de barreaux aux fenêtres. Des vitres incassables! Une cellule avec vue sur les blés, songez un peu! La douceur des champs offerte aux yeux des assassins… Avec des rideaux de cretonne à tirer sur le soleil. Et la télévision, par-dessus le marché!

— J'ai hérité d'une prison culturelle, Malaussène, j'en ai fait une prison éducative. Une culture qui n'éduque pas est un redoutable facteur criminogène! Voyez Julien Sorel, Raskolnikov… Mon prédécesseur, M. de Saint-Hiver, que vous connaissiez bien, avait négligé cet aspect de la question. Un idéaliste…

Faucigny n'est pas comme Saint-Hiver — feu l'ancien directeur de la prison de Champrond et premier amoureux de Clara —, il a les pieds sur terre, et les yeux dans vos yeux.

— Aujourd'hui, l'essentiel de notre culture, qu'on le veuille ou non, passe par la télévision. Hors de nos murs, la télévision est le premier agent du crime. Intra-muros, j'en ai fait un objet pédagogique. Vous aimez la télévision, Malaussène?

Un prisonnier par cellule et un poste de télévision par prisonnier. Sur les deniers publics! Avec votre argent! Oui, madame. Oui, monsieur. Et c'est votre argent qui a scellé ce poste au mur de ma cellule. C'est votre argent qui a coulé ce poste dans une gangue de plastique qui le rend indestructible. C'est votre argent qui relie tous les postes au tableau de commande de Faucigny. Et c'est Faucigny, votre salarié, qui déclenche le programme à tout moment du jour ou de la nuit, de la veille ou du sommeil, pour quelques secondes ou quelques heures, sans aucun moyen de baisser le son, de changer de chaîne ou de couper le contact.

La première fois, la surprise m'a plaqué au mur. J'ai cru que la prison de Champrond explosait. Qu'on l'avait bâtie sur un volcan, que c'était l'heure de l'éruption et que les murs s'effondraient sur nos têtes pécheresses. Mais non. Ce n'était que ma télévision qui s'allumait. Une formidable explosion, là-haut, dans le cube de mon poste, infiniment répercutée sur les quatre murs de ma geôle. Depuis, il n'y a eu que des premières fois. Le présent selon Faucigny. Ma cellule explose à tout moment. C'est la grande idée de Faucigny. Vous aimez les explosions, Malaussène? Va pour les explosions. Ma cellule est l'épicentre d'un bombardement perpétuel. Prière d'occuper les instants d'accalmie à craindre la reprise des hostilités. On peut, évidemment, ne pas regarder l'écran, mais il est impossible d'échapper au son, même en vivant avec un matelas autour des oreilles. Tout ce qui explose sur pellicule depuis que le cinéma fait du bruit explose dans ma cellule. Dépôts de munitions, maisons particulières, raffineries de pétrole, coffres-forts, voitures piégées, pont de la rivière Kwaï, île du capitaine Nemo, Pierrot le Fou, ma cellule explose vingt-quatre heures sur vingt-quatre. L'idée simple de Faucigny. Le mal par le mal. La thérapie de l'overdose. Je suppose que les violeurs ont droit à des hurlements de femmes déchirées, les égorgeurs à des borborygmes d'égorgés, les massacreurs à des avalanches de massacrés…

Le résultat est le même pour tous les détenus: téléphobie, regards de pierre et démarche mécanique à l'heure de la promenade, tremblement continu de tout le corps, épilepsie, par-ci par-là, et les assiettes du réfectoire qui restent pleines.

Il y a bien quelques scènes de panique, pendant le retour aux cellules, des refus arc-boutés, mais la persuasion des matons de Faucigny concourt efficacement à son projet pédagogique.

Claquements de la porte.

Du pêne dans la gâche.

De l'œilleton.

Silence.

Moi.

Et le poste, là-haut.

48

Parfum de sentinelle

Je devrais être fou à l'heure qu'il est, ou m'être pendu, comme certains, au montant de mon lit, au verrou de la fenêtre, au tuyau du radiateur. Seulement voilà, Faucigny a voulu trop bien faire.

— Je vous ai réservé une cellule particulière, Malaussène, celle de votre ami Stojilkovic. Vous vous souvenez de Stojilkovic? Celui qui avait armé les vieilles dames de Belleville et voulait traduire Virgile en serbo-croate? Il est mort chez nous, l'année dernière.

Ils ont retiré la table, la chaise, les dictionnaires et la corbeille à papier, mais j'ai tout de suite reconnu la cellule. Et mon oncle Stojil s'est installé en moi dès que je me suis installé chez lui. Ce n'est pas le souvenir de Stojil qui m'a brusquement envahi, non, c'est Stojil en personne. Ce n'est pas son image, ni le son de sa voix (Faucigny a confisqué mes yeux et mes oreilles), non, c'est l'être même de Stojil qui s'est insinué en moi, la subtile et prégnante émanation de son être, son odeur, ce fumet qui le suivait comme une ombre et lui faisait une guérite dès qu'il s'immobilisait quelque part. A dire vrai, j'ai reconnu la cellule du vieux Stojil au premier coup de narine. Stojil m'a prêté sa guérite. Je m'y suis enfermé après la surprise des premières explosions. Et c'est alors que sa voix est venue, une voix intérieure que la plus volcanique des éruptions ne pourrait recouvrir.

— Tu ne trouves pas que ça sent les pieds, ici?

Une question qu'il aimait poser. Quand vos oreilles étaient rouges à point, il corrigeait:

— Ne t'excuse pas, ce sont les miens.

Et, gravement:

— Parfum de sentinelle.

Mon vieil oncle Stojil avait dressé sa jeunesse sentinelle face à l'hydre nazie, puis face à l'ogre stalinien, tout près de chez nous, derrière les portes balkaniques, en un temps où je n'étais pas encore né.

— Une sentinelle digne de ce nom ne regarde jamais ses pieds.

O la voix de Stojil, si chaude, si puissante et si basse qu'elle semble remonter de vos propres entrailles.

— On pousse le bois?

Cela voulait dire jouer aux échecs, dans son langage. Et de toutes les parties que nous avons faites, pas une qui ne me revienne maintenant, pendant que là-haut ma télévision s'acharne à exploser.

— d5!! mon petit. Si ton Fou prend d5, ma Dame prend c3!! et si tu crois t'en sortir en me fauchant la Dame, mon Fou noir te mate en a3. C'est le mat de Boden contre Schulder, en 1860, un mat d'anthologie. Je t'ai pourtant dit de te méfier des diagonales! Tu n'es pas au meilleur de ta forme, aujourd'hui.

Combien de fois m'a-t-il battu dans la pénombre du Magasin, le veilleur de nuit Stojilkovic? Les bombes explosaient le jour. La nuit, Stojil dynamitait mes défenses.

Et les bombes du Magasin m'ont rendu sourd.

Faucigny ignore ce détail.

Les explosions du Magasin me rendaient sourd.

Faucigny, les bombes m'ôtent l'ouïe! Montez le son, je n'entends plus votre télé!

Le même phénomène, exactement, qu'à l'époque du Magasin: stridulation au centre géodésique de mon cerveau. Une douleur folle qui tourne sur elle-même pour jaillir soudain hors de mes oreilles. Pendant quelques secondes, je me retrouve suspendu dans la cellule par un fil d'acier chauffé à blanc qui traverse mon crâne.

Puis la douleur se calme.

Et je suis sourd.

Désolé, Faucigny, les armes blanches me foutent la chiasse, les fusils me font gerber et les bombes m'assourdissent. On a beau être rétif aux convictions, quand le corps refuse, il refuse.

Détail non négligeable, ces accès de surdité réveillent en moi le joueur d'échecs extralucide.

— Mon Fou te fait échec en d5, Stojil, et si ton Cheval le prend, ma Dame remet ça en f8. Bien sûr, ton Roi peut s'envoyer ma Dame, mais alors ma Tour descend t'achever en c8. Echec et mat! Je t'avais pourtant dit de te méfier des perpendiculaires.