— La tolérance, monsieur Malaussène… c'est… comment dire?… c'est… la prudence élevée à une métaphysique.
Tour du bureau. Il marchait tordu. Un long cep de vigne rhumatisant.
— J'ai un vieux père, aussi, monsieur Malaussène, toujours vivant… Julie le connaît très bien… un très vieux père qui ne tient pas en place… beaucoup plus vert que moi… un industriel en pellicule cinématographique… (d'où ma clientèle)… toujours en voyage… mais qui a une peur bleue de l'avion.
Sa main sur mon bras, nos pas vers la sortie.
— Chaque fois qu'il doit prendre l'avion, il va dire un chapelet à l'église, un psaume au temple, une petite sourate à la mosquée, sans oublier l'escale à la synagogue…
La main sur la poignée de la porte.
— Et savez-vous ce qu'il fait, ensuite?
Je ne savais pas.
— Il téléphone à la compagnie aérienne pour s'assurer que le pilote ne croit pas en Dieu!
Sourire timide, main tendue, porte ouverte.
— Au revoir, monsieur Malaussène, vous avez eu raison de venir me voir. On ne confie pas son bébé les yeux fermés à un commandant de bord qui croit en l'Eternité.
Oui, ce type m'a rendu à moi-même. Plus la moindre angoisse côté grossesse. Julie est entre de bonnes mains. Reste la question de la suite — ce qu'on appelle la vie…
C'est à quoi je méditais, boulevard de Belleville, les pieds inconsciemment circonflexes et le ventre empathiquement ballonné, lorsque Mo le Mossi et Simon le Kabyle surgirent devant moi. Le géant noir et son ombre rousse. Les âmes damnées de l'ami Hadouch Ben Tayeb.
— Arrête de gamberger, Ben, ça n'a jamais empêché de naître.
— Amène-toi plutôt, on a quelque chose à te montrer.
— Quelque chose d'important.
6
Le quelque chose d'important se trouvait dans la cave du Koutoubia, le restaurant d'Amar où Cissou était en train d'écluser son pastis en jouant aux dominos avec le patron. («Bonjour, mon fils Benjamin, ça va? — Ça va, Amar, et toi, ça va? — Ça va, à la grâce de Dieu, et ta mère, depuis hier, ça va? — Ça va, Amar, elle s'installe, et Yasmina, ça va? — Ça va, mon petit, il y a quelque chose pour toi dans la cave…»)
Le quelque chose était ficelé parmi les casiers de sidi-brahim et n'en menait pas large. Un jeune mec saucissonné dans son costume gris souris. Un étudiant de bonne famille qu'on aurait lâché dans la tourmente. Il était tout froissé.
— On l'a trouvé en train de filmer le Petit.
— Avec ça.
Hadouch me tend une caméra super-8.
Mon joli front se plisse.
— Et alors, il est pas beau, le Petit?
Hadouch, Mo et Simon s'offrent un regard triangulaire.
— Vous lui avez fait faire du théâtre contre votre porte, hier, il peut bien faire du cinéma dans la rue aujourd'hui!
(Histoire de leur rappeler que je n'étais pas très chaud pour le coup de la crucifixion en rouge. Il y a des symboles avec lesquels on ne chahute pas.)
— Ça dépend de l'opérateur, Ben.
Du bout de son index, Simon redresse l'étudiant et me le colle sous les yeux.
— C'est l'apprenti de La Herse.
— Graine d'huissier…
(S'il survit à l'aventure, je sens que c'est un surnom qui lui collera à la peau.)
— Il était là, hier matin, avec l'équipe de son patron.
— Il voulait déjà poursuivre les mômes mais on l'avait dissuadé.
— A coups de pompe dans le train.
— Apparemment ça n'a pas suffi.
— Un coriace.
Le «coriace» pendait au bout du doigt de Simon comme la serpillière de tous les regrets. Il se gardait bien de bouger le petit doigt. Il aurait bien voulu parler, mais une bonne grosse terreur était assise sur son lexique.
— Toute la question, maintenant, est de savoir ce qu'on en fait.
— Parce que ça doit coûter bonbon, une séquestration d'officier ministériel.
— Je veux pas risquer vingt ans de placard pour une graine d'huissier.
Simon replia son index et Graine d'Huissier retomba sur son cul, entre les bouteilles.
Mo sourit. Une explosion de dents blanches.
— Il ne sait peut-être pas ce que bouffent les couscous de Belleville?
Simon s'accroupit et posa la question à sa façon:
— Dis voir, Graine d'Huissier, tu sais avec quoi les Arabes font les merguez?
Ça peut paraître gros pour quelqu'un de l'extérieur, mais vu d'ici, au fond de cette cave, à la lueur du râtelier de Mo, sous l'œil affamé de Simon, et dans le retrait silencieux de Hadouch occupé à se curer les ongles à la pointe de son couteau, ça prend une certaine réalité dans l'imagination d'un fils de famille.
— On met de tout dans les merguez.
— Après, il reste plus rien.
— Et le roumi de passage digère le roumi de la veille.
Je sais, je sais, j'aurais dû intervenir avant, mais j'étais curieux de voir jusqu'à quelle profondeur ils pouvaient le descendre. Benjamin Malaussène, arpenteur des crédulités, spéléo de la terreur… Pas joli, joli… mais moi non plus je n'ai pas une sympathie démesurée pour les huissiers.
— Qu'est-ce que t'en penses, Ben?
— Vous avez enlevé la pellicule?
— Non, on voulait la donner à Clara pour qu'elle développe. Va savoir ce qu'il a filmé, le con.
J'ai regardé le con.
Je me suis tu.
Tout le monde s'est tu.
Et j'ai mis les pouces. Après tout, les vrais tortionnaires commencent peut-être en jouant innocemment à la torture.
— Hadouch, détache-le.
Hadouch l'a détaché. Sans trancher les liens. En dénouant tout bonnement la ficelle.
— Comment vous appelez-vous?
Il restait là, tout ligoté, comme si on n'avait pas ouvert l'emballage.
J'ai dit:
— Du calme, c'est fini. Détendez-vous. C'était pour rigoler. Comment vous vous appelez?
— Clément.
— Clément comment?
— Clément Clément.
C'était probablement vrai. Il avait bien une bouille à sortir d'un papa suffisamment fier de son spermato pour en faire une tautologie.
— Pourquoi filmiez-vous mon frère?
— Parce qu'il a bouleversé ma vie.
Et lui qui était si muet, si tellement terrorisé, voilà qu'il se lance dans un monologue vitesse grand V, comme quoi la vision du Petit déboulant cul nu dans l'escalier lui a fait opérer un virage existentiel à 180 degrés, que depuis cette révélation digne d'un pilier claudélien il n'est plus ce qu'il était, ou l'est enfin devenu, c'est selon, bref qu'il a rendu son bavoir à sa famille et son veston à son patron, que tout ce qu'il veut dorénavant dans la vie, c'est vivre à Belleville et faire du cinéma, rien que du cinéma, toujours du cinéma…
Il s'arrêta une seconde pour reprendre son souffle.
Plop! Hadouch lui tendit une bouteille de sidi.
— Tiens, bois un coup, ça donne soif, l'autobiographie.
Il descendit d'un trait de quoi faire sauter son permis. Il s'essuya la bouche d'un revers de main. Il dit:
— Ah! ça fait du bien.
— Où habitez-vous?
Il sourit pour la première fois.
— Depuis ce matin, je n'habite plus.
Simon secoua une tête paternelle.
— Le cinéma, le cinéma, c'est très joli, mais avec quoi tu comptes bouffer?
— C'est vrai, dit Mo, le sidi-brahim, c'est pas gratuit!
Et Hadouch:
— Tu sais combien il y a de mecs au chomedu, dans le cinoche?
Ce que j'aime, chez mes amis, c'est leur aptitude à me faire rêver. Ça commence par un passage à tabac dans les règles, on s'attend à les voir sortir la gégène, et voilà qu'ils mettent la table du conseil de famille: «Il serait bon, mon garçon, que vous vous préoccupassiez sérieusement de votre avenir professionnel, croyez-en notre vieille expérience, la vie n'est vivable que bien réfléchie…»