— Monsieur Malaussène…
Elle cherche le courage des premiers mots dans le regard de mon avocat, qui se tait.
— J'ai dû, par commission rogatoire, demander au commissaire divisionnaire Legendre d'ouvrir une enquête concernant des faits antérieurs à ceux qui vous sont aujourd'hui reprochés.
Tremblements des doigts qui feuillettent mon dossier.
— Et ce n'est pas bon, monsieur Malaussène.
Salive.
— Pas bon du tout.
Bref, elle finit par me lire le rapport de Legendre. Il ne me faut pas trois lignes pour comprendre ce qui s'est passé. Après avoir secoué le cocotier de Coudrier jusqu'à ce que je tombe à ses pieds, Legendre en arrache les racines. Une à une, méthodiquement. Il est venu trouver Madame mon instruction pour lui parler de mes antécédents. Il a ressorti l'une après l'autre toutes les affaires qui ont fleuri autour de moi depuis quelques années. L'affaire du Magasin, d'abord: cinq bombes, six morts, et moi. L'affaire des vieux toxicos de Belleville: assassinat d'un inspecteur en pleine rue, suicide douteux d'un commissaire divisionnaire, un libraire piqué à la soude, et moi au même moment, dans le même quartier, dans la même maison. L'affaire J.L.B.: tentative de meurtre sur la personne du prisonnier Krämer, assassinat du directeur de Champrond, prétendant de ma sœur, et moi, farci de mobiles, avant qu'une balle de 22 long rifle à forte pénétration ne m'envoie dépasser le coma. A quoi s'ajoutent les six prostituées assassinées ces derniers mois, sur mes ordres, d'après une grande fille en tailleur rose qui n'en démord pas. Totaclass="underline" 6 et 3 qui font 9 plus 2 qui font 11 et 6 qui nous font 17. Si on y ajoute les 4 morts de Loscence, ça nous mène à 21 meurtres, sans préjuger de ce que révélera une fouille plus exhaustive.
— Ce n'est pas bon, monsieur Malaussène, pas bon du tout.
D'autant moins que là encore Madame mon instruction comprend parfaitement mes mobiles. Ce qui ne signifie pas qu'elle approuve les actes («je suis mère mais je suis juge»), non, elle se contente de comprendre… Au Magasin je vengeais déjà l'enfance martyrisée, à Belleville je combattais le racisme et volais au secours du troisième âge, en massacrant Saint-Hiver je protégeais la virginité de Clara, et dans la peau de J.L.B. je me battais pour la Littérature… Quant aux six prostituées assassinées… Madame mon instruction ne nourrit aucun préjugé contre la prostitution, certes… mais elle comprend parfaitement qu'un esprit tant soit peu religieux puisse réagir violemment à la vue d'images saintes greffées sur la peau du vice.
— Ce qui vous perd, monsieur Malaussène, c'est le sens du sacré. Vos mobiles sont si limpides…
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Moralité: fais ce que voudras, mais surtout, surtout, pas de mobile!
Si on me sort de là, je jure de vivre immobile.
Je pense à la Justice, évidemment. A la Justice de mon pays. J'ai toujours approuvé ceux qui déclarent publiquement leur confiance en la Justice de leur pays. Ils sortent du bureau du juge, ils se tiennent bien droit sur le perron, ils lissent le pan intérieur de leur veston, et ils déclarent aux micros tendus: «J'ai confiance en la Justice de mon pays.» Ils ont raison. La Justice leur en est reconnaissante. Moi, je revois le petit Mahmoud, dix-huit ans, le cousin des Ben Tayeb, celui qui s'est fait ramasser sur un parking où d'autres que lui fauchaient des bagnoles: cinq ans, dont zéro avec sursis. Bien fait pour lui. Il n'avait qu'à avoir confiance en la Justice de son pays.
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— Ils se bousculent pour vous défendre, Malaussène, et pas des moindres! Les plus somptueuses manches du barreau! Il y a même eu bagarre à l'entrée de la prison. Ces messieurs se vous arrachent.
Faucigny est épaté.
— D'une certaine façon vous faites honneur à notre établissement.
Il n'oublie pas le démocrate en lui.
— J'espère que vous mesurez à sa juste valeur le privilège de vivre dans un Etat de droit!
Comme je n'ai pas l'air de mesurer.
— Mais non, évidemment, ça vous paraît naturel que la société défende des crapules de votre acabit. Bon. Lequel voulez-vous recevoir en premier? Bien que ce ne soit pas l'usage, je préfère que vous les receviez dans votre cellule plutôt qu'au parloir. Moins ils vous verront, mieux mes pensionnaires se porteront.
Maître Ragaud exulte:
— Coupable, Malaussène! Nous allons plaider coupable! Et tête haute, encore!
«Nous», c'est lui.
Et lui, c'est moi.
Enfin, tel qu'il me voit.
— Qu'avons-nous fait, après tout? Nous avons châtié les tueurs de notre enfant! Nous avons défendu notre droit légitime à donner la vie! Nous nous sommes battus pour l'imprescriptible droit de naître! Ils nous ont ôté une toute petite vie, une innocence palpitante, et nous avons interrompu le cours de leur existence criminelle. Nous n'en avions pas le droit, certes! Mais les temps sont venus de réconcilier enfin légalité et légitimité! En cette fin de siècle où nos valeurs les plus élémentaires sont la risée des esprits forts, je vais faire de vous le champion de cette défense légitime! Tête haute, Malaussène! Je ne vois en vous qu'un immense sujet de fierté.
Je le regarde.
Je me lève.
Je cogne à ma porte.
Le maton ouvre.
Je dis:
— J'en veux pas.
Maître Ragaud ne se frappe pas. Il range ses petits papiers. Il se lève à son tour.
— Vous préférez m'avoir en face de vous, Malaussène? Vous avez tort. Je me connais. Je n'aimerais pas m'avoir en face de moi. D'autant que la tâche sera plus facile. S'il y a une urgence, aujourd'hui, une priorité absolue, c'est de débarrasser la société des criminels qui ne croient en rien: ça vit en marge de tout, ça cloue les enfants aux portes, ça tue à la moindre contrariété, ça ne connaît pas le nom de son père et ça a la prétention de se reproduire! Sans parler de vos amitiés cosmopolites… Croyez-moi, se dresser contre un homme comme vous, c'est pain bénit pour un avocat tel que moi.
Avant que le maton ne referme la porte sur lui, maître Ragaud tord le nez. Sa moustache se hérisse.
— Ça sent les pieds, ici, vous ne trouvez pas?
Et maître Gervier fait son entrée.
— Vous l'avez viré, Malaussène? Vous avez bien fait. On va l'avoir dans l'autre camp, mais ce ne sera pas la première fois que je lui ferai boire le bouillon, à ce facho. Il est nul quand il a une vraie pointure en face de lui.
Maître Gervier, regard aigu, parole électrique, mouvement perpétuel, s'interrompt brusquement.
— Dites donc, ça schlingue, ici… On peut aérer?
On ne peut pas.
A défaut, il remue l'air, va et vient à petites enjambées rapides.
— Vous avez dynamité le Grand Mercantile, Malaussène, bravo! Vous vous êtes envoyé un directeur de prison, c'est justice! Aujourd'hui, vous jetez la panique dans la République des Images, très bien, vous avez le sens de l'urgence. Du boulot irréprochable. Et dix ans sans tomber! C'est un record.
Maître Gervier s'échauffe tellement que ses lunettes en sont tout embuées. Il penche sur moi ses carreaux devenus aveugles. Il murmure:
— Je connais la musique avec les assises, on va s'amuser, Malaussène. Le procès n'aura pas lieu de sitôt, c'est moi qui vous le dis! Puisqu'ils y tiennent à leur préventive, on va la faire durer jusqu'au ridicule! Je vous promets une existence préventive!