Je ne suis pas sûr d'avoir compris.
Alors, il m'explique:
— Mais si! J'irai devant la chambre d'accusation. Je vais déposer des montagnes de conclusions en annulation de procédure. Nous irons en cassation. Je plaiderai l'incompétence de la cour et l'irrecevabilité des plaintes. Ils s'en foutront mais ça nous permettra de gagner du temps. Le temps de les déconsidérer aux yeux de l'opinion. Je les connais bien, ces juges. Tous aux ordres, avec de grandes casseroles au bout de leurs petites queues. Avant de trouver celui qui aura les couilles de monter au créneau, vous allez avoir tout le temps nécessaire pour planter la Révolution au cœur de l'institution pénitentiaire!
Il arpente encore la cellule alors que le maton passe déjà la tête par ma porte entrouverte.
— Lui non plus, dis-je.
Gervier s'arrête, surpris.
— Ah! bon?
Puis, pas contrariant:
— Ah, bon.
Et, sur le pas de ma porte:
— Bon. Tant pis. Je vais voir ce que je peux faire contre vous.
Maître Rabutin voit les choses différemment. Bien que son nez fasse, d'entrée de jeu, le même diagnostic.
— Elle empeste, cette cellule.
Son admirable visage n'a pas sourcillé. Il ne s'assied pas. Il se tient beau et droit dans son costume impeccable.
— Je ne vous raconterai pas d'histoire, monsieur Malaussène, votre dossier est indéfendable.
Et, avant que je puisse répondre:
— Ce n'est pas une raison pour vous faire subir ces conditions de détention.
Il ajoute:
— Même un criminel multirécidiviste a droit à la dignité.
Comme le multirécidiviste se tait:
— S'il y a un dossier à plaider dans cette affaire, c'est celui-là, monsieur Malaussène: l'amélioration des conditions carcérales.
— Pardon, maître.
— Pardon.
— Après vous, maître.
— Je vous en prie.
— Merci.
— Merci.
— A vous revoir bientôt, cher maître.
— Au Palais?
— Jeudi, oui. J'ai retenu une table chez Félicien, pour midi, vous serez des nôtres?
— Volontiers.
— A jeudi, donc.
— Au Palais.
— Au Palais.
Maître Rabutin et maître Bronlard se courtoisent à la porte de ma cellule. Et que je te m'efface pour te mieux m'avancer. Finalement l'un sort, l'autre entre, la porte se referme et nous voici entre Bronlard et moi.
— Vous avez eu raison de renvoyer tous ces idéologues à leurs chères causes, Benjamin, les convictions sont mauvaises conseillères en matière de défense; elles font écran.
Il s'assied.
— Vous permettez que je vous appelle Benjamin?
Brushing impeccable. Sourire fraternel. Il ouvre un attaché-case qui sent bon ses honoraires.
— A propos d'écran…
Il sort une liasse de papiers qu'il dépose sur mon lit.
— A propos d'écran, j'ai décidé de demander à la cour l'autorisation de filmer les audiences.
Pardon?
— Un procès public, oui. Télévisé. Et je suis sur le point de l'obtenir. Une grande première, en France. Absolument interdit, jusqu'à présent. Seulement vous n'êtes pas un prévenu ordinaire, Benjamin. Il n'est pas question qu'on vous juge à la sauvette. J'y emploierai toute ma vigilance. Croyez-moi, ce sera le procès du siècle. Plusieurs chaînes sont partantes. Praïme taïme, évidemment. Les Américains sont d'ores et déjà en train de fictionner votre aventure…
Les Américains me fictionnent?
— Je vous ai donc apporté une première batterie de contrats…
Il lève soudain les narines.
— Dommage qu'on ne puisse pas filmer les odeurs, votre cellule est intéressante…
J'ai fini par demander au maton:
— Vous n'en connaîtriez pas un qui pourrait juste s'occuper de moi?
— Un quoi?
— Un avocat. Un qui croirait en mon innocence. Enfin, un tout petit peu…
Le maton a réfléchi. Ce n'est pas un mauvais bougre. Il a réfléchi vraiment.
— Il y a bien le cousin de mon beau-frère… Mais c'est un tout jeune. Il commence. Il apprend.
— Ce sera parfait.
53
Non, non, non, pas un mot sur mon procès. Reportez-vous à votre journal habituel. C'est lui qui a tiré le premier, d'ailleurs. La préparation d'artillerie de la presse… Ce bombardement continu des journaux contre les remparts de ma défense… Les obus chargés au conditionnel pour qu'ils ne risquent pas de péter à la gueule des canonniers. Il paraît que ce Malaussène (photo) et sa «diabolique» compagne (photo) auraient fait exploser une maison et tous ses habitants. Il paraît que la vengeance ne serait pas leur principal mobile mais le vol. Il semblerait qu'ils aient éliminé une jeune soubrette (photo, c'est bien elle, la pauvre) et un jeune étudiant (photo de Clément, hélas!), deux témoins gênants. Il paraît qu'on lui aurait, à lui, Malaussène, greffé les organes d'un tueur en série (photo de Krämer) et que ça l'aurait rendu complètement dingue.
Oui, tout a commencé par cet article de Sainclair dans la revue Affection, sous le titre: «La greffe criminelle». Explosion des tirages, Affection promu illico journal de référence, les autres plumes le suivant comme un seul piaf. A la hune des unes, le cas Malaussène! Tout le papier en parle! Et les images, donc! Le crime transplanté, l'aubaine était trop bonne! Télé-débats, tables rondes et rigodon des psy. Le cas mérite qu'on s'y arrête. On a bien passé des années à transfuser la mort par voie sanguine, pourquoi ne transplanterait-on pas le crime avec le cœur d'un assassin? Mary Shelley aurait-elle vu juste? Malaussène = le monstre de Frankenstein? Une de ces fameuses intuitions du XIXe? Affection menant la danse, Sainclair soutient sa thèse sur tous les écrans le plus sérieusement du monde. Hurlements de Berthold, bien entendu: la transplantation des comportements? Et puis quoi, encore! Des conneries! La vérité vraie est que lui, Berthold, a réussi un authentique exploit chirurgical que j'ai, moi, Malaussène, sciemment bousillé en mettant le feu à mon prochain. Je suis comme ça. Ce genre de type. Capable de cramer une ville entière pour porter tort à mon sauveur. Les méchants se comportent-ils différemment depuis deux mille ans? Il s'est rangé dans le camp des martyrs, Berthold; cloué tout en haut de son caducée, il me déplore.
Cette thèse du tueur greffé a séduit mon avocat. (Le maton avait raison: c'est un jeune, il commence.)
— Si nous n'arrivons pas à convaincre de votre innocence, nous pourrons toujours nous retrancher derrière la thèse de l'irresponsabilité.
Tu parles. J'entends encore la voix de maître Ragaud, sur le banc d'en face.
— On voudrait nous faire accroire, hurle-t-il (il hurle sans élever la voix, maître Ragaud, et ça porte un nom: puissance de conviction), que l'esprit du crime aurait été implanté dans la poitrine de cet homme. Ce n'est pas lui qui tue, ce serait un autre en lui!
Silence. Long hochement de tête.
— Le mépris où la défense dent votre intelligence, mesdames et messieurs les jurés, m'accable.
Silence. Moustaches consternées. Fureur palpable du jury méprisé.
— Quoique…
Quoiquequoi? Maître Ragaud lève le sourcil du doute, celui qui marche avec les épaules.