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— C'est peut-être vrai, après tout…

Stupeur incrédule de mon avocat.

— La défense a peut-être raison, continue maître Ragaud sur le même ton pensif.

Demi-tour de mon avocat qui me tapote la main, en signe de «vous voyez, ça marche». (Il commence… Il a dû voir ce geste dans un téléfilm.)

Maître Ragaud laisse tomber son menton dans sa main.

— En matière de greffe, il en va peut-être des hommes comme des plantes…

Auto-approbation de sa tête blanche.

— C'est très probable, même.

Il semble de plus en plus convaincu.

— Il est peut-être vrai que l'accusé, par réaction mimétique, s'est cru obligé d'attenter à la vie de son prochain… certains psychiatres pourraient conclure dans ce sens…

Sourire de mon avocat, qui s'adosse, bras étendus, victoire étalée (une petite culture télévisuelle, oui, pas de doute…)

— Un homme-plante, en somme, poursuit maître Ragaud toujours sur le même ton pensif.

Puis, aux jurés:

— La plupart d'entre vous, mesdames et messieurs les jurés, êtes comme moi, gens de ville… ni botanistes ni jardiniers…

C'est vrai: des faces de bitume, incontestablement, et des regards de balcon.

— Tout comme moi, vous êtes très ignorants en madère de greffe, greffon, plantard, rejet, surgeon et autres scions… nous ne savons ni bouturer, ni marcotter, ni provigner… mais s'il y a une chose que nous savons, dans ce domaine, une seule, mesdames et messieurs…

Les douze dressent l'oreille, avides de savoir ce qu'ils savent.

— … C'est que les poiriers ne donnent pas des figues! Et que les chiens ne font pas des chats! Même greffés les uns aux autres!

Hurle maître Ragaud. (En hurlant pour de bon, cette fois.)

— Et que le secret de cette splendide réussite botanique (il me pointe du doigt) dent à ce qu'on a greffé les organes d'un tueur sur l'âme d'un assassin!

Réveil brutal de ma défense.

— Un assassin, parfaitement! renchérit maître Ragaud. Et qui n'en était pas à son coup d'essai lorsqu'il brûlait vifs les malheureux habitants de cette paisible maison alpestre!

Ma défense qui bondit:

— Je… Nous… Ces allusions…!

— Dix-sept! rugit maître Ragaud. Dix-sept allusions à dix-sept meurtres! bombes, couteau, seringue, revolver, avant les quatre exécutions par le feu de Loscence! Sans parler de ces pauvres filles découpées au profit d'on ne sait qui…

— C'est pas vrai!

(Je le jure, mon avocat s'est écrié: «C'est pas vrai!» Ma défense a objecté que c'était «pas vrai!». L'unique objection de ma défense: «C'est pas vrai!»)

Maître Ragaud lui-même en est sincèrement affligé.

*

Non, non, non, on ne raconte pas son propre procès. Raconte-t-on son agonie? On enregistre deux ou trois impressions, tout au plus. On s'engourdit au fil des audiences, on sent son innocence filer comme la vie d'un suicidé dans la chaleur de son bain. On consent vaguement à cette perte… une sorte de lassitude, une stupeur sereine quant à la variété, à la multiplicité, à l'originalité des coups portés par la partie adverse.

J'entends encore la première question de maître Gervier. Une question gourmande, d'entrée de jeu:

— Que pensez-vous du vin d'Irancy, monsieur Malaussène?

Et moi, comme si c'était Julie qui m'interrogeait, surpris, même, de m'en souvenir:

— Excellent, surtout le cru 61!

— C'est bien mon avis, un cru exceptionnel. Et le chablis, monsieur Malaussène? Le goût du chablis?

— Pierre et foin coupé.

— Un nom de cépage?

— Chardonnay.

— La date d'un premier cru?

— La montée du Tonnerre, 1976.

Maître Gervier approuve. C'est un regard de convive honoré qu'il pose sur moi en me posant la question suivante:

— Que pouvez-vous m'apprendre sur le vin de voile, à présent?

— Le vin de voile?

— Le vin jaune, si vous préférez.

— Ah! oui…

J'essaye honnêtement de me rappeler ce que Julie m'a appris sur ce vin du Jura.

— Le nom du cépage, d'abord.

— Savagnin, je crois.

— Juste. Pourriez-vous nous dire deux ou trois mots quant au secret de sa fabrication?

Je peux. Pour une fois qu'on m'interroge sur une de mes vérités, je peux.

— Vendanges tardives… mise en fûts de chêne avinés… on laisse mariner cinq ou six ans… et un voile de levure se forme à la surface.

— Parfaitement, d'où son nom, le vin de voile. C'est bon?

— Une saveur de noix verte, d'amande grillée, de noisette… oui, c'est bon.

Maître Gervier se fend d'un large sourire.

— Nous aimons les mêmes vins, monsieur Malaussène.

Puis, se tournant vers le jury:

— Ainsi va la vie, mesdames et messieurs. L'avocat de la partie civile et l'accusé peuvent avoir des goûts communs. Si nous creusions un peu, monsieur Malaussène et moi, nous en trouverions d'autres… Peut-être aimons-nous les mêmes livres, la même musique… Et c'est pourquoi…

Il réfléchit une seconde.

— … C'est pourquoi les assassins n'ont pas de visage.

Quelques secondes encore.

— Ou le vôtre, ou le mien, ou celui de tout un chacun.

Puis, à moi:

— Une chose encore, monsieur Malaussène. De quand date cette prodigieuse maîtrise de l'œnologie?

J'ai immédiatement compris le sens de cette question. Mes cheveux auraient dû se dresser autour de mon cœur, mais la fatalité en moi a souri, et j'ai répondu la vérité à la question posée.

Mon avocat s'est retourné tout d'une pièce.

— Vous êtes complètement malade?

(Ça y est, il commence à apprendre…)

Maître Gervier me regarde longuement, puis:

— Je vous remercie, monsieur Malaussène.

Sur quoi, il s'adresse aux jurés. Ce n'est plus le ton d'un convive comblé, c'est celui d'une indigestion de l'âme.

— Non, mesdames et messieurs, je ne représente pas ici les intérêts de quelque grand vignoble. Non…

Silence.

— Je suis une étudiante morte.

Il a dit ça du fond de son ventre et derrière les verres épais de ses lunettes — je suis une étudiante morte — et tout le monde l'a cru.

— Une étudiante qui travaillait en juillet pour vivre un peu en août.

Il s'est tu, de nouveau.

— Une étudiante pas trop riche qui, un certain soir de l'été dernier, a monté une bouteille de clairette Tradition dans la chambre d'un couple très savant en matière de grands et petits vins.

Silence.

— Vingt-cinq caves visitées sur le joyeux chemin du crime… un pèlerinage mémorable, mesdames et messieurs les jurés… soixante-quatre crus lentement dégustés avant de faire d'une jeune étudiante — qui ne demandait qu'à vivre d'amour et d'eau fraîche — une étudiante morte.

Puis, cette dernière question:

— Que pensez-vous de la clairette Tradition, monsieur Malaussène?

*

— Il faut dire que mon jeune confrère n'a pas la tâche facile…

Maître Bronlard secoue son splendide casque noir aux reflets gris. Comme maître Gervier, maître Bronlard incarne la mémoire d'un étudiant. La mémoire de ce pauvre Clément, presque un enfant encore, et que j'ai précipité du haut d'une falaise dans un cercueil à quatre roues.

— Mort violente, comme celle de M. de Saint-Hiver, ex-directeur de la prison de Champrond, le premier amoureux de Clara…