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Points de suspension…

— Il est dangereux d'aimer, dans l'entourage de M. Malaussène.

Point final.

Maître Bronlard a pris en réelle pitié la jeunesse de ma défense.

— Mon jeune confrère se bat vaillamment pour défendre l'indéfendable. Et cela, mesdames et messieurs les jurés, c'est l'honneur même de notre profession.

Oui, maître Bronlard s'offre la défense de ma défense.

Maître Bronlard se penche sur mon avocat.

C'est à lui qu'il s'adresse.

A lui seul.

Il lui explique.

Calmement.

Sans effet de manches.

Le bon profil offert à la bonne caméra.

Parce qu'il a réussi à le faire filmer, mon procès, maître Bronlard!

D'où la mesure de ses effets.

Il sait que la caméra amplifie le mouvement et qu'elle accentue le mot.

Pas de gestes inutiles.

Pas de propos intempestifs.

— Non, Malaussène n'est pas monté dans le Vercors pour y venger son enfant mort. Ce n'est malheureusement pas un père blessé que vous avez à défendre…

Mon avocat écoute, de toutes ses oreilles rougissantes, et les bancs de justice se font bancs de classe, et la voix de maître Bronlard se fait voix d'école.

— Il vous faut comprendre une chose simple: votre client n'est pas un meurtrier occasionnel. Ce n'est ni un impulsif ni, je crois, un sentimental. Quel père ferait la tournée des grands chais après la perte d'un enfant? Non, votre client est un tueur paisible et réfléchi, qui a franchi depuis des années la porte du premier crime, la seule réellement difficile à ouvrir. Une fois ce seuil passé, seul l'intérêt commande. On tue gratuitement la première fois. Dès la seconde, on tue pour le profit. Or le profit, ici, cher jeune confrère, l'objet de convoitise, c'était un film… un film qui sera le film du siècle! Et qu'un étudiant amoureux du cinématographe cherchait à protéger de toutes les convoitises.

Silence.

— L'étudiant en est mort.

Silence.

— Il était à peine plus jeune que vous, maître…

Quelle pitié, dans les yeux de maître Bronlard, penché sur mon débutant!

— Votre client… murmure-t-il.

Il cherche ses mots, il réfléchit. Il murmure dans le noir micro qui ne fait pas tache sur sa robe noire:

— Votre client est un effaceur de vies.

Plan fixe sur l'«effaceur de vies», dont le regard est hypnotisé par un écran moniteur. C'est la première fois que je me vois à la télé. C'est moi, là, en face de moi. Deux gendarmes à mes côtés, qui regardent droit devant eux, puis — zoom — moi tout seul, en plan rapproché — et rezoom! — , toujours moi, en gros plan, perdu dans la contemplation de moi.

— Un effaceur de vies qui ne déteste pas son image, conclut maître Bronlard.

Cette petite phrase met un certain temps à traverser ma stupeur avant d'exploser dans mon cerveau. Quand je relève la tête, ils sont tous occupés à me regarder. A me regarder me regardant.

*

Cette implacable logique que les honnêtes gens prêtent aux criminels.

Comme ils vous emboîtent la petite enfance, le caractère, les mobiles, la préméditation, les moyens mis en œuvre, l'assassinat proprement dit et le service après crime… Tout se tient! Tenons et mortaises! Tout «fait sens»… paroles et silences…

Ce qu'ils veulent, ce n'est pas la vérité, voyez-vous, c'est la cohérence.

Une erreur judiciaire est toujours un chef-d'œuvre de cohérence.

Et vous voudriez que je vous raconte mon procès?

*

Maître Rabutin a été le plus sobre. Il prêchait pour la mémoire de Matthias, lui. Mais c'est de moi qu'il a parlé, d'abord. Une sorte de synthèse. Adressée aux jurés.

— Comme vous, mesdames et messieurs du jury, j'ai prêté la plus grande attention aux propos de mes éminents confrères. Et j'en suis arrivé à une conclusion qui ne vous surprendra pas.

Maître Rabutin… Je n'ai jamais vu un type aussi vertical. Le visage dans le prolongement parfait du corps. Deux rides exactes, tombant comme du fil à plomb dans les plis impeccables de sa toge. Une conscience, quoi.

— Cet homme…

Il me désigne d'un regard perpendiculaire.

— Cet homme est un homme.

Voilà sa conclusion.

— Un homme, tout bonnement, comme vous et moi.

Il développe.

— Bien portant un jour, hospitalisé le lendemain, transplanté comme cela peut nous arriver à tous, traumatisé comme cela arrive à certains; un homme de goût choisissant les meilleurs vins, mais une banalité d'homme épris de son image; un homme amoureux qui n'a pas révélé la cachette de sa compagne à la police — l'aurions-nous fait à sa place? — mais, avant tout, un homme qui allait être père…

Pause.

— Une paternité interrompue.

Regard panoramique sur le jury.

— Peut-être se trouve-t-il quelqu'un parmi vous, mesdames et messieurs du jury, pour avoir connu cette douleur?

Deux d'entre eux lèvent un doigt instinctif qu'ils rabaissent aussitôt.

— Terrible, n'est-ce pas?

Et quel silence, dans la salle d'audience, à l'évocation de ce malheur!

— Imaginez à présent qu'on vous ait arraché cette vie de force.

Sursaut général. Ragaud debout, tout soudain, sur son banc, Bronlard aux aguets sur le sien, Gervier derrière ses lunettes, prêt à frapper comme un naja, et ma toute jeune défense qui fait un oui frénétique de la tête, stupéfaite par ce soutien inespéré.

Car c'est bien cela qui est en train de se produire.

Un miracle.

Un renversement d'alliances.

Blücher au secours de Grouchy.

Rabutin plaidant la cause de mon malheur.

Et qui continue, d'une voix rêveuse.

— On se vengerait à moins… tous autant que nous sommes.

Cette fois maître Ragaud a bondi dans l'arène. Mais Rabutin le cloue sur place.

— Surtout vous, maître, qui avez si souvent plaidé dans ce sens! Quoi de surprenant à ce que l'accusé soit un de vos adeptes? C'est un homme, après tout, un vrai! L'autodéfense près du bonnet! Qui accomplit légitimement une vengeance que la légalité réprouve! Ce sont vos propres termes, cher maître. Je ne fais ici que vous suivre sur votre champ sémantique… lequel couvre rigoureusement le terrain de vos principes!

Maître Ragaud bouche ouverte.

Maître Gervier hilare.

Et l'œil de maître Bronlard cherchant la bonne caméra pour lui glisser un sourire connaisseur.

Ce qui permet à maître Rabutin de poursuivre.

— Pour ce qui nous concerne, nous n'exclurons donc pas l'hypothèse de la vengeance. Supposons que le docteur Matthias Fraenkhel soit tombé sous les coups d'un vengeur.

Geste négligent de la main.

— Dans cette hypothèse, les témoins éliminés, la maison brûlée, le film volé, cela ne vient qu'après cette cause initiale. Vannes ouvertes à la violence, autopunition du meurtrier qui s'acharne contre lui-même en aggravant son acte…

Le changement du jury est immédiat. Je lis dans leurs yeux que je suis devenu un assassin potable. Pas encore fréquentable, certes, mais excusable, presque, compréhensible, à tout le moins.

— C'est toujours ce que j'ai soutenu!

On avait oublié mon avocat. C'est sa voix d'enfant qui vient de lancer cette petite phrase par-dessus les créneaux.

— C'est toujours ce que j'ai soutenu!

Il y a quelques rires.

Qui n'entament pas le sérieux de maître Rabutin.

— Et c'était plausible, maître.

Il n'appelle pas mon avocat jeune homme, il ne le regarde pas avec condescendance, non: «maître».