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— Plausible, mais regrettable, ajoute-t-il aussitôt.

Un temps.

Et ceci:

— Parce que le docteur Fraenkhel n'était pour rien dans cette interruption de grossesse.

Quoi?

(Un des rares moments où je me sois intéressé réellement à ce procès.)

Quoi? Matthias innocent? Merci, cher maître, c'était la conviction de Julie et rien ne pourrait me faire plus plaisir. Mais comment le savez-vous? Quelle preuve?

— La lettre reçue par Mlle Corrençon était un faux.

Ce qui s'appelle une révélation de dernière minute.

Maître Rabutin explique. Il explique qu'une négligence de l'enquête a authentifié l'écriture de Matthias sur une seule des onze lettres embryonnicides. Et le hasard a voulu que celle-ci, cliniquement justifiée, fût de la main du docteur! Toutes les autres sont des copies. Maître Rabutin en a exigé l'expertise. Dix faux sur onze lettres! Dont celui qui envoya Julie entre les pattes de Berthold.

Qui a fait ça? Qui a fait ça à Matthias? Qui nous a fait ça à nous? Qu'on me l'amène! Qu'on me laisse cinq petites minutes seul avec lui. Qui a fait ça? Qui?

La question de maître Rabutin fait écho à ma pensée:

— Toute la question étant de savoir qui est l'auteur de ces faux.

Oui, qui? Dites-moi qui?

Dans l'écran moniteur, mes yeux ont hurlé la question.

Effrayante tension dans le visage de Benjamin Malaussène.

Et cette question de maître Rabutin:

— Monsieur Malaussène, désiriez-vous vraiment cet enfant?

Toute la salle suspendue à ma réponse.

Et Rabutin, de sa voix égale:

— Je vous pose cette question parce que tous les témoignages recueillis, tant auprès de votre employeur que du corps médical ou de vos amis, semblent indiquer le contraire. Tous!

Un iceberg.

Une salle d'audience changée en iceberg.

Mon silence.

Le silence de mon avocat.

Leur silence.

O l'immobile vacarme du silence!

— Mesdames et messieurs du jury, cet homme est un homme. Et qui connaît les hommes.

Bref, voici la conclusion de maître Rabutin: moi, Benjamin Malaussène, j'aurais écrit ces faux pour éliminer un enfant non voulu. Puis j'aurais assassiné le docteur Fraenkhel au nom de la vengeance paternelle — circonstance atténuante s'il en est — pour dissimuler le véritable mobile de ce meurtre: le vol du Film Unique! En sorte que le docteur Fraenkhel s'est trouvé par moi assassiné deux fois: une première fois dans son honneur de médecin, avant de l'être dans sa personne même. Ce n'est qu'une hypothèse, certes, mais huit des dix analyses graphologiques exigées par maître Rabutin concluent dans le même sens. L'auteur des faux ne serait autre que Benjamin Malaussène, ici présent dans le box des accusés!

— Mesdames et messieurs du jury…

Maître Rabutin n'est pas un méchant homme. Juste un peu plus cohérent que les autres, c'est tout. Et meilleur, peut-être, si j'en juge par la conclusion de sa conclusion.

— Nul ne peut préjuger de la décision que vous rendrez… Mais s'il advenait que cet homme, après que vous en aurez délibéré, devait retourner en prison, il est de votre devoir, comme du mien, de veiller à ce qu'il y soit traité en être humain.

*

Et vous voudriez vraiment que je vous raconte mon procès?

54

Le verdict

S'il existe un record de vitesse en madère de délibération, je l'ai battu.

4 minutes, 31 secondes, chrono!

271 secondes égrenées par les battements de mon cœur.

271 secondes passées à espérer.

L'espoir!

L'espoir…

Causons-z-en.

Tu rentres chez toi, ton amour n'y est plus depuis dix ans. Partie avec ton cœur, tes meubles, ta moquette et ton meilleur ami. Il y a dix ans de ça. Pendant les quatre premières années, tu prenais chaque soir un bain de pied dans tes larmes. Et puis le temps… Et puis dix ans… Le bain de pied a refroidi, les larmes se sont évaporées, le cœur a refait sa pelote… Tu rentres, ce soir-là, dans un chez-toi remis à neuf par une autre. Dix années ont passé. Bonjour, ma chérie, bonjour, mon amour. Apéro tranquille. Dîner peinard. Mais voilà qu'on sonne à la porte. Ton cœur bondit dans ta soupe, tu le vois sauter de la table sur le plancher, tu ne peux pas le retenir, il se précipite pour aller ouvrir. Et si c'était elle! Et si c'était elle!

L'espoir…

Tu es là, sur ton lit d'hôpital, ton corps s'est depuis longtemps débiné dans les bassines environnantes, ton encéphalogramme est aussi plat qu'un discours de circonstance, il ne reste plus que ton nez posé sur l'oreiller. Les blanches blouses regardent ce nez. Les blanches blouses n'en reviennent pas: tes narines palpitent! Ton nez espère encore!

L'espoir…

C'est la grande truanderie politicarde, la course aux mandats qui remplissent les poches. Il va falloir choisir entre les perpétuels, les sans-vergogne, les increvables et les affreusement inénarrables, et tu y vas pourtant, et tu choisis un nom parmi leurs noms, et ton bulletin hésite au-dessus de la fente, mais tu finis par lâcher ta voix, qui crie, ta voix, en tombant dans la nuit close de l'urne…

L'espoir…

Fou comme l'espoir…

Tu te retrouves devant une cour d'assises, chargé de vingt et un chefs d'accusation. Un âne de Judée croulant sous tous les péchés du monde! Pas la moindre circonstance atténuante. Les journaux t'ont bombardé monstre du siècle. A côté de toi, Jack l'Eventreur est l'image du gendre idéal. Tu es le cauchemar des familles, la terreur qui fermente au cœur de l'homme, le mal absolu, bien plus ancien que tout. Les avocats t'ont massacré comme on se purge. Après le réquisitoire, les jurés seraient volontiers restés pour te bouffer sur place. Ils se sont retirés comme on prend son élan.

Et pourtant, tu espères!

Tu es innocent, après tout.

Il se trouvera bien un Juste pour clamer cette innocence!

Tu as toujours cru à l'existence d'un Juste.

Ou un témoignage de dernière seconde.

Le sursaut d'une conscience repentie.

Le surgissement de la vérité!

C'est pas lui, c'est moi!

Tu espères…

Chaque seconde du procès t'enfonçait davantage, chaque mot creusait sous tes pieds, le silence de ton propre avocat planait comme une pierre tombale au-dessus des débats. Tu sais bien que les pierres tombales ne planent pas longtemps. Tu le sais.

Et pourtant tu espères…

Dans le couloir de ton attente, les deux gendarmes qui t'encadrent ont des visages de bois. Attendent-ils, eux? Comptent-ils les secondes? Tu les regardes un peu. Qu'espère un militaire? Le sergent espère passer sergent-chef, l'adjudant, adjudant-chef. O sagesse des armées. Les tranches d'espoir dans le distributeur automatique de la carrière. Et qu'espère-t-il, le maréchal de France, après avoir avalé sa dernière tranche? Le maréchal espère l'Académie. Car seul l'Immortel est dispensé de la corvée d'espoir.

Ce qu'on peut s'offrir de pensées bêtes en 271 secondes d'espérance folle…

Bêtes et futiles, si l'on songe à ce qui se joue dans la salle des délibérations.

Les jurés allaient me rendre à ma liberté, voilà tout simplement ce que j'espérais. C'étaient de braves gens que les avocats avaient retournés mais que le président de la cour remettrait à l'endroit. Il en a vu des coupables, lui, des vrais! Il saura faire la différence, lui, entre un coupable et un Malaussène. Il sait bien, lui, que les plus grands avocats ne vous défendent ou ne vous chargent que pour plaider leur propre cause! Il les connaît, les fonds de commerce du barreau, monsieur le président! Il sait bien que personne ne peut être coupable à ce point-là! C'est un homme sérieux, monsieur le président, un Juste, peut-être.