J'ai choisi la manière directe:
— Arrête ton char, Rimbaud, et donne-moi un coup de main pour la vaisselle.
Tout en empilant, j'ai demandé:
— Comment ça finissait, ton chapitre? C'était quoi, ton coup de théâtre?
Sollicitez l'auteur et vous vaincrez le chagrin. Il m'a expliqué le topo en rassemblant les couverts.
— A la dernière réplique du président, tu sais: «Estimez-vous heureux d'être français, Malaussène…»
— Oui «… aux Etats-Unis vous en auriez pris pour trois millénaires…»
— «… ou une petite piqûre.» C'est ça. Eh bien, juste à ce moment-là, je surgis derrière ce gros con, je lui colle un flingue sur la tempe et je brandis une grenade dégoupillée dans l'autre main en ordonnant aux gendarmes de te filer leur artillerie et de se mettre à plat ventre.
— Merde alors. Et ensuite?
— Il y a pas de suite. Je me suis arrêté là. C'est une chute, tu vois?
— Je vois.
Il dépose ses verres dans la mousse, à côté de mes assiettes, et ouvre le robinet du deuxième bac. Il aime bien faire la vaisselle avec moi, Jérémy, surtout depuis ma sortie de prison. Il appelle ça «jouer du double Bach». Je fais des bulles, il rince et il torchonne. Ça nous permet de causer critique.
— Réponds-moi franchement, Ben.
— Oui?
— Tu aimes?
— Oui.
— Tu me le dis pour me faire plaisir?
— Je te le dis comme je le pense.
— Tu trouves que c'est une bonne idée de t'avoir collé dans la prison de Champrond?
— C'est sympa d'avoir ressuscité le parfum d'oncle Stojil.
— Pour l'unité de lieu, j'ai fait ça. Et les avocats, comment tu les trouves?
— Plus vrais que nature.
— Ils sont pas un peu trop… «trop»?
— Ils sont ce qu'ils sont. D'où ça te vient, cette connaissance du barreau?
— C'est Zabo, elle a quelques copains, là-dedans.
Zabo… Depuis qu'avec la disparition du Zèbre, la reine Zabo a décidé de métamorphoser l'homme de théâtre en romancier, elle le chouchoute, notre Jérémy! Il lui fourgue sa production tous les deux jours. La Reine et l'apprenti s'enferment dans le bureau directorial et ça négocie ferme à ce qu'il paraît. L'apprenti défend son bout de gras, il cède facile sur les fautes d'orthographe, de syntaxe, de composition, sur les accès d'enfantillage et autres scories de l'immaturité, mais il se bat comme un communard pour la sauvegarde de la péripétie. La Reine estime qu'il en fait trop. Le feutre crisse, les ciseaux claquent. Les Editions du Talion en retentissent. On rase les murs dans les couloirs. Ruptures et réconciliations. La Reine approfondit les thèmes, Jérémy fignole le pathétique. La Reine voudrait une écriture plus ronde. Jérémy s'en tient à la façon Malaussène: «C'est comme ça qu'il parle, Benjamin, c'est comme ça qu'il nous raconte, et c'est même comme ça qu'il pense! Je le connais mieux que vous, quand même! — Penser, parler, écrire sont choses différentes!» rétorque la Reine, plume en main et preuves à l'appui. La bataille des styles dans la guerre du roman. La Reine sait ce qu'elle veut. Et elle l'obtient, tout en s'arrangeant pour que Jérémy continue de s'en croire l'auteur. Le plus jeune romancier de France!
— Et la juge d'instruction «maternelle», celle qui te fait plonger parce qu'elle te comprend trop, qu'est-ce que tu en penses?
— C'est une idée marrante, oui, elle est rigolote.
— C'est une idée de Zabo. Tu crois que ça peut exister?
— Une mère? Oui, ça existe. Fais gaffe, tu débordes.
Il ferme le robinet. Il se perd quelques secondes dans la contemplation du bac.
— Dis-moi la vérité, Ben, le procès, le verdict, on y croit vraiment?
— J'y ai presque cru moi-même.
— Et toi, tu te trouves ressemblant, toi?
— On ne se reconnaît jamais vraiment, tu sais, mais j'ai l'impression que tu ne m'as pas raté…
Le silence est revenu dans la chambre. La porte s'entrouvre. La tête de Clara apparaît. Elle m'interroge du regard et je la rassure de la moue. La porte se referme en douceur.
— Est-ce que je peux te poser une question, Ben?
Toujours accoudé au-dessus de son bac, les manches retroussées sur ses avant-bras, Jérémy m'offre son profil éthique.
— Rapport à ce que disait Thérèse… Tu crois qu'on a le droit de tout dire dans le roman?
Je sais, je sais, on peut tout dire, mais on n'a pas le droit de trimballer le lecteur sur une profondeur de huit chapitres en lui annonçant à l'orée du huitième que toute cette tension tragique, ce sentiment d'injustice qui croissait à chaque mot, cet effroyable verdict enfin, que tout cela était une blague, et que les choses se sont passées différemment. Ça relève de l'abus de confiance, ce genre de procédé, ça devrait être puni. Défenestration du bouquin, pour le moins! C'est vrai, c'est vrai, mea culpa, et maxima, encore! Mais qui est assez courageux pour aller se glisser entre la reine Zabo et son tiroir-caisse? Qui aurait les couilles de se dresser sur la route d'un Jérémy en état d'ébullition romanesque? Qui est assez héroïque pour l'empêcher de nous fourguer chaque soir sa ration de récit? Qui est prêt à se sacrifier sur cet autel-là? Il y a un candidat? Qu'il se présente, je lui confie volontiers les clefs de la boutique.
Et puis qu'est-ce que ça veut dire, cette déception?
Qu'est-ce que ça cache, au fond? (Comme dirait Thérèse.)
Est-ce à dire qu'on aurait préféré me voir condamné à perpète pour de bon? (Comme dirait le Petit.)
Trente ans incompressibles?
Merci.
Je n'ai qu'un mot à dire: Merci.
Si ceux-là mêmes qui sont les mieux avertis de mon innocence en sont à souhaiter que je plonge, alors oui, c'est qu'il y a quelque chose de pourri dans le royaume du réel.
Besoin de cohérence, hein! Comme les juges! Vous sacrifieriez un innocent à votre besoin de cohérence… Plutôt une bonne erreur judiciaire qu'un mauvais procédé littéraire, c'est ça?
Bravo.
Et encore merci.
O l'humanité…
Sans compter que tout n'est pas absolument faux dans le récit Zabo-Jérémy. Beaucoup d'invention, certes, et de la meilleure! Mais du vrai, aussi, du vrai. On peut faire le tri, d'ailleurs. En deux parties distinctes: le faux et le vrai.
Mon incarcération à la prison de Champrond. Faux. Jérémiesque besoin d'étendre sur nos misères l'ombre odoriférante de Stojil, voilà tout. C'est qu'elle nous manque furieusement, ces temps-ci, l'ombre de notre oncle Stojil!
Aurait-on préféré la description de la maison d'arrêt où j'ai pour de bon passé ces derniers mois? Aucun intérêt. Les maisons d'arrêt sont indescriptibles. Elles ressemblent très exactement à l'idée qu'on s'en fait. Tout s'y arrête. Même la volonté de les décrire.
Pas de Champrond, donc, et pas de Faucigny. Pas d'avocats non plus, ni de procès, ni de verdict. Qui pourrait y croire, d'ailleurs? Beaucoup trop invraisemblable! Un directeur de prison abonné au sadisme éducatif? Allons donc! Des avocats réversibles, aussi brillants d'un côté que de l'autre? Malveillance! Des jurés intoxiqués par la déferlante médiatique? Foutaise! Libres arbitres, les jurés! Le sifflet bien en bouche! Quant aux erreurs judiciaires… Où ça? Chez nous? Quand? Hein? Vous plaisantez… Il n'y a que les protestations des coupables pour faire croire aux erreurs judiciaires!