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Il est parfaitement vrai, en revanche, que je viens de me cogner plusieurs mois de cabane, loin des miens et de la mienne.

Parfaitement vrai aussi que le commissaire divisionnaire Legendre s'est acharné à me coller mon passé sur le dos, et qu'il a bien failli y réussir.

Parfaitement vrai encore qu'un juge d'instruction s'est chargé de mon dossier. Le juge Képlin, pour ne pas le nommer. Aucun intérêt romanesque, ce juge, une machine à instruire. Et si ça n'avait tenu qu'à lui, il y aurait eu procès, tout de bon, et perpète, à coup sûr.

Non moins exact, enfin, qu'un avocat a consenti à endosser ma défense. Un ami d'ami d'ami, un jeune, qui commence, et qui — bon point pour lui — tient à son anonymat. Je le remercie au passage. Il a fait ce qu'il a pu. Vous avez fait ce que vous avez pu, maître. Ce n'était pas facile.

Pendant tout ce présent, je n'ai compté ni les semaines ni les mois. Je sais seulement que ce fut long. Le soir, dans ma cellule, ça me réconfortait de savoir que Jérémy avait pris la tribu en main, à l'heure des cauchemars. Une lecture au parloir de la prison, l'après-midi, histoire de se mettre en confiance, et il retournait à la maison avec ma bénédiction. «Epatant, Jérémy, formidable! Continue.» J'en voulais bien un peu à la reine Zabo de le maintenir dans l'illusion de son génie après avoir entièrement réécrit son texte, mais je me disais que cela, du moins, c'était la vie…

Ce fut long, et ça aurait pu l'être bien davantage…

Mais croire au pire, c'était admettre que ma tribu puisse envisager, ne fût-ce qu'une seconde, mon innocence assise aux assises. Croire au pire, c'était imaginer un monde où les Coudrier ne surveillent pas leurs gendres. Croire au pire, c'était compter sans Gervaise, ses anges noirs et ses Templiers. Croire au pire, c'était oublier que Julie ne s'évade jamais pour rien.

Croire au pire, c'était accepter que cela finisse.

Pas mon genre.

56

«Tiens! On ne fait plus dans le théâtre?

— Tu es dans le coup, toi?

— Paraît que Cazo n'est pas arrivé.

— Le Roi m'a envoyé chercher le film.

— Ah! oui? Avec une lampe torche? Et sans nous prévenir?

— On croyait que vous étiez partis. C'était prévu comme ça, non?

— Prévu par qui?

— Touche-moi, et je balance tout à la fille du Viet!

— Arrête-le!»

L'inspecteur Joseph Silistri avait interrompu le cours de la bande avant la série des chocs.

— Tu connais ces voix?

— Je connais les deux hommes. La fille, je vois pas.

— Alors?

— Le plus jeune, c'est Clément.

— L'autre?

— L'autre, je ne voudrais pas dire de conneries, mais…

— Tu veux les entendre encore?

— J'aimerais bien, oui.

— C'est Lehmann, avait répondu Jérémy. C'est la voix de Lehmann. Je la reconnais, oui.

C'est ainsi que l'inspecteur Silistri avait identifié la voix de Lehmann. En faisant écouter l'enregistrement à Jérémy Malaussène, le «metteur en espace» de la saga familiale.

— Tu es sûr?

— Tout ce qu'il y a de.

L'inspecteur Silistri lui en avait demandé davantage sur le Lehmann en question.

— Il bossait au Magasin du temps où Benjamin y jouait les boucs. C'est avec Lehmann que Ben faisait son numéro de pleureuse.

— Ce Lehmann, tu l'avais embauché pour jouer son propre rôle dans ta pièce?

— Oui. C'est sans doute pour ça que Clément lui parle de théâtre.

— «Cazo», ça te dit quelque chose, comme nom?

— Rien du tout.

— Et la voix de la fille? Décidément, non?

— Non.

— Ça ne fait rien, tu viens de rendre un fameux service à ton frère.

— Ça va le faire sortir?

— Pas tout de suite. Il n'a pas que la mort de Clément sur les épaules.

— Cet enregistrement suffit pour faire tomber Lehmann?

— Non, ce n'est pas une preuve.

— Qu'est-ce que vous allez faire?

— Pas grand-chose. Je ne suis plus en charge de l'enquête. Je vais juste compliquer un peu la vie de ce M. Lehmann. Tu as son téléphone?

*

Dans les semaines qui avaient suivi, la vie de ce M. Lehmann s'était compliquée. Cela commença par un coup de téléphone nocturne, au plus profond de son meilleur sommeil. Lehmann avait décroché en jurant. Une voix qu'il reconnut immédiatement lui dit:

— Tiens! On ne fait plus dans le théâtre?

Lehmann n'avait même pas eu la présence d'esprit de poser une question. Il avait raccroché comme on se brûle. Nuit blanche. L'inspecteur Joseph Silistri l'avait laissé dormir paisiblement les nuits suivantes. Le souvenir s'était estompé. Une illusion, sans doute. Oui, sans doute une illusion.

Et le téléphone avait sonné de nouveau.

— Tiens! On ne fait plus dans le théâtre?

— Qui c'est? qu'est-ce que c'est?

Du fond de sa terreur, Lehmann s'attendait à tout. Mais ce qu'il entendit était plus terrifiant que tout. Il entendit sa propre voix lui répondre:

— Tu es dans le coup, toi?

— Qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce que c'est? Qui parle?

Plus personne ne parlait. Le silence syncopé des téléphones qu'on raccroche.

Et ainsi de suite.

Jusqu'à ce que M. Lehmann bousille son téléphone.

Ce fut le parlophone qui le réveilla une semaine plus tard. On sonnait chez lui, six étages plus bas. Quelqu'un, dans le hall de son immeuble, l'appelait. Quelle heure pouvait-il être? Bon Dieu, quelle heure? Il s'était cogné aux meubles en allant répondre.

— Qu'est-ce que c'est?

— Le Roi m'a envoyé chercher le film… répondit la voix de Clément.

M. Lehmann quitta son domicile.

Il se réfugia dans un hôtel de la rue des Martyrs. Il payait en liquide et n'avait pas donné son nom. Il crut mourir, un soir qu'il passait devant la réception, en entendant le gardien de nuit l'appeler:

— Monsieur Lehmann?

Il n'eut pas le réflexe de répondre qu'il n'était pas M. Lehmann.

— Une lettre pour vous.

Sur la lettre, ces seuls mots:

«Touche-moi, et je balance tout à la fille du Viet.»

*

— Pourquoi fais-tu ça, Joseph? Pourquoi ne l'interroges-tu pas directement?

Gervaise s'étonnait. Ce n'étaient pas des manières de flic. Le vieux Thian n'aurait pas approuvé.

Silistri défendait sa méthode.

— Il n'est pas mauvais qu'un type pareil croie aux fantômes. Quand Lehmann aura suffisamment mariné dans sa peur, il nous balancera tout ce qu'on voudra.

Gervaise ne croyait pas Silistri.

— Je ne te crois pas. Il te suffirait de l'interroger pour qu'il parle, tu le sais très bien. Pourquoi fais-tu ça?

— Il ne s'allongerait pas comme ça. C'est un coriace.

— Je ne te crois toujours pas. Tu travailles comme on se venge, Joseph.

Gervaise développa:

— Tu es en colère. Tu es en colère et tu t'acharnes sur ce Lehmann parce que tu l'as sous la main. Qu'est-ce qui te fiche en rogne à ce point-là?

Mais on ne faisait pas parler Silistri si facilement. Il fallait lui dire ce qu'il avait à dire. Gervaise le lui dit.

— Arrête, Silistri. Titus n'est pas le père de mon enfant.

— Qu'est-ce que tu en sais?