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L'inspecteur Adrien Titus aurait volontiers partagé cette opinion. Mais l'inspecteur Adrien Titus se savait un flic de base, nourri de vérité prosaïque. Rien d'un devin, Marie-Ange, non, non, non, désolé… Tout son savoir, toute sa science déductive, il les tenait d'une lettre anonyme, cachée, là, dans la poche intérieure de son blouson, contre sa poitrine.

Que disait cette lettre?

Cette lettre disait ce que l'inspecteur Titus répétait sous une autre forme à Marie-Ange.

Messieurs de la police,

J'ai le regret de vous informer que vous détenez, en la personne de Mlle Marie-Ange Courrier, la menteuse la plus douée de sa génération et de son sexe. Rien de ce qu'elle vous a dit n'est vrai. Elle n'est responsable d'aucun des crimes dont elle s'accuse. Ses mensonges ne visent qu'à en protéger le véritable auteur.

Si vous ne me rendez pas ma menteuse dans un délai de quinze jours (le cachet de la poste fera foi), je tuerai dès le seizième, et dans vos rangs cette fois-ci. Vous n'imaginez pas comme je m'ennuie sans ma menteuse. Nos vérités sont si déprimantes, messieurs de la police… Toutefois puisque vous y tenez tant, c'est la vérité que je vous propose en échange de Mlle Courrier. Des aveux complets et circonstanciés. Tels sont les termes du marché: libérez le mensonge, et vous glanerez la vérité. Gardez-le aux fers et je tuerai parmi vous. Dès le seizième jour.

Veuillez considérer cette lettre comme un ultimatum.

L'inspecteur Adrien Titus connaissait cette lettre par cœur et n'en aimait pas le style. «Messieurs de la police»… «Mademoiselle Courrier»… «Libérez le mensonge et vous glanerez la vérité»… Un cul propre qui se gargarise. Telle était l'opinion de l'inspecteur Titus. Il ne put s'empêcher de la faire connaître à Marie-Ange. Par des voies détournées.

— C'est lui qui vous habille?

Oui, ce tailleur rose, c'était lui, et elle ne le portait que pour lui.

— Et la permanente? C'est une idée à lui, aussi?

Un casque de respectabilité sur une libre tête de pute. Quelle pitié…

— Du Cacharel revisité… Je suis sûr qu'il parle comme il vous habille, ce gommeux.

Là, tout de même, elle en avait presque sursauté.

— Bon. Voilà qui restreint le champ des investigations, comme on dit: un cul propre qui parle comme il vous habille.

*

Titus faisait son rapport hebdomadaire à Gervaise, en prenant soin de ne choisir ni le jour ni l'heure de Silistri.

— Au début, elle s'est demandé s'il fallait boire le thé avec moi et puis elle s'est dit: pourquoi pas? Menteuse et joueuse; tu avais raison, Gervaise, elle aime les duels. Seulement voilà, elle a fait le mauvais choix en acceptant les petits fours. On contrôle moins ses émotions la bouche pleine. L'estomac rejette ce que la cervelle encaisse.

Titus parlait en regardant sans vergogne le ventre de Gervaise. Non, décidément ce n'était pas l'Esprit-Saint qui soufflait dans cette montgolfière.

— Gervaise, fais-moi penser à interroger Silistri quand il aura la bouche pleine.

— Arrête, Adrien. Tu sais bien que ce n'est pas Joseph.

— Je ne sais rien, Gervaise. Mais puisque ce n'est pas moi…

— On dirait que vous le regrettez.

Cette dernière réflexion sortait de la femme de Malaussène. Depuis qu'elle se planquait chez Gervaise, la femme de Malaussène était devenue son double. A elle seule, elle remplaçait tous les anges gardiens de Gervaise. Titus lui demanda:

— Vous voulez mon poing sur la gueule?

*

L'après-midi suivant, il avait embrayé sur un autre sujet, en entrant dans la cellule de Marie-Ange.

— Vous savez que je n'ai pas le droit de venir vous emmerder?

Un point de règlement.

— Je suis interdit d'enquête, Marie-Ange. Vous appartenez à Legendre. Je viens vous trouver en clando.

Elle l'aidait à mettre le couvert, à présent. Napperons, soucoupes, tasses, petites cuillers, mignonnes serviettes de batiste ouvragées… Tous ces après-midi, ils jouaient à la dînette.

— Et depuis quand les inspecteurs visitent-ils les prévenus dans leur cellule, hein? Du jamais vu.

Il avait apporté tout un assortiment de confitures rares.

— Ça me coûte un Pascal la visite, notre liaison. Corruption de fonctionnaire. Le prix d'une passe ou d'un psy.

Il remplissait les tasses.

— Le prix de la vérité…

Il avait la délicatesse de ne pas y ajouter ce que lui coûtaient leurs petites agapes.

— Tout ça pour vous dire que vous pouvez me virer si vous voulez.

Apparemment, elle ne le voulait pas.

— D'autant plus que les «méthodiques de Legendre» ne me croient pas. C'est vous qu'ils croient.

Mais ils parlèrent d'autre chose, cet après-midi-là.

— Comment avez-vous deviné que Gervaise était enceinte, Marie-Ange? Uniquement parce qu'elle a dégueulé sur vous? Ou bien est-ce que les femmes reniflent la maternité chez leurs concurrentes?

Elle esquissa un sourire dégoûté.

— J'ai un problème, avoua-t-il.

Ce fut à lui de reposer sa tasse. Il réfléchit longuement.

— Je me demande qui est le père.

Elle saisit la théière et le servit. Elle avait les doigts idoines. Elle maintenait le couvercle avec délicatesse.

— Merci, dit-il.

Il demanda:

— Vous n'auriez pas une petite idée sur la question?

Elle le regardait.

— Moi si, dit-il enfin.

Elle était très intéressée. Soulagée qu'il s'occupât enfin de quelqu'un d'autre.

— Un soupçon atroce. J'en dors pas la nuit.

C'était vrai: les traits tirés, le teint bistre, les paupières plus fendues que d'habitude, le regard plus fiévreux, plus méchant aussi. Une fureur d'insomniaque.

— Comment expliquez-vous ça, Marie-Ange? J'enquête depuis des mois sur un snuffer qui coupe les putes en morceaux, j'ai entendu les cris, j'ai vu les cadavres, j'ai visionné des kilomètres d'horreur, j'ai fait ma provision de cauchemars pour le reste de mes jours, et ce qui m'empêche de dormir, c'est de ne pas coincer le propriétaire d'un spermato!

Il leva brusquement la tête.

— Vous voulez que je vous dise qui c'est, ce fumier?

Mais il partit sans lâcher le nom, suffoquant de rage. La porte de la cellule claqua derrière lui.

58

Le matin du seizième jour, en quittant son domicile de la rue Labat pour se rendre au quai des Orfèvres, l'inspecteur principal Julien Perret, enquêteur méthodique du commissaire divisionnaire Legendre, comme il offrait son dos à un ciel lourd de nuages pour introduire une clef dans la serrure de sa Quinze Citroën (il aimait les voitures de collection), sentit la morsure glacée d'une lame qui lui tranchait la moelle épinière juste au-dessus de la cinquième vertèbre cervicale. L'inspecteur fut instantanément privé de l'usage de ses bras, de ses jambes, et d'ailleurs de toute sensation nouvelle. Aussi n'eut-il pas conscience de ce qui suivit, à savoir son coup de grâce et le transport de son corps dans le coffre de son automobile, laquelle était conduite, non sans une certaine brutalité, par un inconnu auquel il n'aurait jamais consenti à la prêter.

*

Pendant ce temps, et sans rapport avec cette nouvelle affaire, le commissaire divisionnaire Coudrier faisait antichambre devant la porte de son ancien bureau. Une bonne demi-heure qu'il attendait d'être reçu par son gendre. C'était long pour un beau-père, mais pas excessif pour un jeune retraité voué à la patience de la pêche. Ce qui le surprenait dans le nouveau décor, ce n'était pas la disparition du mobilier Empire, ni l'ampleur des modifications apportées par Xavier (c'était le prénom du gendre), mais que tout cela fût à ce point prévisible. Xavier serait toujours Xavier. Baie vitrée, portes de verre, encadrements d'aluminium, lumière, lumière, lumière, et plus un seul visage familier à cet étage de la Maison… Le commissaire divisionnaire Coudrier avait prévu tout cela sur le chemin qui le menait de son hôtel au quai des Orfèvres.