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— Vous n'allez pas dormir à l'hôtel, monsieur le divisionnaire, venez à la maison, avait proposé l'inspecteur Caregga en le ramenant de l'aéroport.

— Vous n'êtes pas amoureux, ces temps-ci, Caregga?

Le cou de l'inspecteur Caregga avait rougi dans son blouson de Normandie-Niemen.

— Alors ne gâchez pas vos chances. C'est déjà bien bon que vous soyez venu me chercher.

Et, avant que l'inspecteur Caregga ne réitérât son invitation:

— A quoi vous emploie-t-on, ces temps-ci?

— Au service du contentieux, monsieur.

— Le contentieux…

Le commissaire divisionnaire Coudrier avait lui-même connu deux ou trois fois cet incident de carrière, et toujours dans les mêmes circonstances historiques: changement de patron.

— Si vous voulez mon avis, c'est très provisoire, Caregga.

*

— Père, je suis désolé, vraiment, débordé… Les élections, les précautions antiterrorisme, tout ce fatras politique qui vient s'ajouter aux affaires courantes, mais vous connaissez tout ça mieux que moi, asseyez-vous, je vous en prie.

Le commissaire divisionnaire Legendre désignait à son beau-père une sorte de baquet translucide monté sur tubulure de chrome.

«Il me propose un bidet?»

Le commissaire divisionnaire Coudrier s'y assit avec précaution. Sensation déplaisante. Comme s'il glissait au fond de quelque chose. Il s'accrocha vaillamment à sa vieille serviette de cuir.

— Comment vont Martine et les enfants?

— Au mieux, père, au mieux. Les jumeaux progressent en allemand. Nous avons fini par opter pour la solution du répétiteur. Cela occasionne quelques frais, bien entendu, mais c'était indispensable. La situation devenait catastrophique.

— Et Malaussène?

Le commissaire divisionnaire Coudrier avait posé la question exactement comme s'il se fût agi d'un troisième petit-fils.

Silence de l'autre côté du bureau de verre.

— Combien de chefs d'inculpation sur les épaules, cette fois-ci? insista le divisionnaire Coudrier.

Ce n'était pas suffisant pour briser la glace.

— La dernière fois que j'ai eu à m'occuper de Malaussène, continua-t-il, on le soupçonnait d'avoir éliminé le fiancé de sa sœur Clara et d'avoir envoyé une lame trancher la gorge d'un certain Krämer à la prison de Champrond. C'était un tout petit score pour lui. Les fois précédentes…

— Père!

— Oui?

Le commissaire divisionnaire Legendre plaça beaucoup d'espoir dans la phrase qui suivit.

— Je n'ai pas l'intention de vous parler de Malaussène.

— Pourquoi non?

L'espoir ne suffirait pas.

— Ecoutez, père…

— Oui, Xavier?

— Je n'ai pas le temps. Vraiment pas.

Si loin que se portassent les souvenirs du divisionnaire Coudrier, Xavier n'avait jamais eu de temps à lui consacrer. Pas de temps non plus pour Martine. Et pas davantage pour les enfants. A croire que Xavier s'était laissé avaler par le temps en sortant du ventre de sa mère. Entrait-on dans une pièce où il se trouvait seul, il se dressait d'un bond, comme si on venait de le surprendre aux chiottes. Pas le temps… Un gros rêve de carrière avait dévoré tout son temps. Pas de temps, mais un solide appétit.

— Et moi qui ai fait tout ce voyage pour vous apporter quelques informations…

— Le dossier Malaussène est parfaitement bouclé, père. Mes services n'ont plus besoin d'informations.

— Des services de police qui n'auraient pas besoin d'informations? Une authentique révolution! Félicitations, Xavier!

Le divisionnaire Legendre aurait voulu retenir les gouttelettes de sueur qui pétillaient sur son front. Rien à faire. Depuis toujours le regard de ce beau-père au ventre rond et à la mèche graisseuse le faisait suer. «C'est lui l'obèse, et c'est moi qui transpire!» L'impeccable calvitie de Xavier abritait ce genre de pensée, oui. «Tant pis, se dit-il enfin, tant pis, puisqu'il y dent tant, allons-y.»

*

LEGENDRE: Ecoutez, père, le cas Malaussène ne se limite pas à l'affaire du Vercors. Le juge Képlin a décidé de déterrer les anciens dossiers et de diligenter de nouvelles enquêtes.

COUDRIER: Je vois.

LEGENDRE: Je suis navré.

COUDRIER: Navré? Pourquoi donc, grand Dieu?

LEGENDRE: Je veux dire… ce n'est pas à mon initiative…

COUDRIER: Je n'en doute pas une seconde, Xavier. Alors? Du nouveau?

LEGENDRE: Pas précisément. Mais de sérieuses zones d'ombre…

COUDRIER: Par exemple?

LEGENDRE: Le suicide du divisionnaire Cercaire, il y a quelques années. Malaussène se trouvait dans la maison de l'architecte, à ce moment-là. Il y a des témoins parmi ses collègues de bureau.

COUDRIER: Autre chose?

LEGENDRE: Père, croyez-moi…

COUDRIER: Autre chose, Xavier?

LEGENDRE: …

COUDRIER: …

LEGENDRE: L'affaire des bombes dans le Magasin. Pas trace de coupable dans vos conclusions. Or, Malaussène se trouvait sur place à chaque meurtre. Six morts, père!

COUDRIER: Et puis?

LEGENDRE: Père, je vous en prie, la liste est longue et le temps me manque, sincèrement.

COUDRIER: …

LEGENDRE: …

COUDRIER: …

LEGENDRE: …

COUDRIER: …

LEGENDRE: Ecoutez, père, je ferai ce que je pourrai, mais il faut que vous compreniez une chose: les temps ne sont plus ce qu'ils étaient. Beaucoup trop d'«affaires» accumulées, ces dernières années, beaucoup trop de coupables couverts ou miraculeusement dédouanés. Cela jette un tel discrédit sur nos institutions que la démocratie elle-même s'en trouve menacée… Les exigences de transparence…

COUDRIER: Comment dites-vous?

LEGENDRE: Quoi donc?

COUDRIER: Ce dernier mot…

LEGENDRE: La transparence?

COUDRIER: Oui, la transparence, qu'est-ce que c'est que ça, la transparence?

LEGENDRE: …

*

— La transparence est un concept imbécile, mon garçon. Inopérant, à tout le moins, quand on l'applique à la recherche de la vérité. Imaginez-vous un monde transparent? Sur quoi se découperait-elle, votre transparente vérité? Seriez-vous un admirateur de ce… Barnabooth… Xavier? La transparence est un concept d'escamoteur!

— Père…

— Foutez-moi la paix et écoutez-moi jusqu'au bout, je suis en train de vous rendre un service inestimable. Ce n'est pas votre vocabulaire de panoplie qui changera les mœurs de ce pays. La vérité humaine est opaque, Xavier, voilà la vérité! Vous vous ridiculisez, avec votre transparence! Si je vous laisse faire, vous pleurnicherez bientôt sur l'exclusion, après avoir flanqué tous mes hommes au rancard! Il ne suffit pas d'être du bon côté des nouveaux mots, mon gendre! Il en faut un peu plus pour éviter les gros emmerdements…

Le commissaire divisionnaire Coudrier s'interrompit net.

— Il y a du café dans votre turne? Non? Vous avez exclu ma cafetière avec le reste? Trouvez-moi un café! Non, deux. Vous en boirez avec moi! Sans sucre!