L'ordre fut passé au dictaphone. Une pièce tomba quelque part dans la fente d'une machine automatique.
L'œil du beau-père flamboyait.
— Vous imaginez que je ne vous ressemble pas, Xavier? La première fois que j'ai vu débarquer ce Malaussène dans mon bureau, vous croyez que je n'ai pas eu la même réaction que vous? L'aubaine! Un vrai tueur en série! Je serai bientôt assis à la droite du ministre! C'est bien ce qui vous anime, pas vrai? La droite du ministre… dites le contraire!
Le divisionnaire Legendre cligna des yeux.
— Qu'est-ce que c'est que cette lampe sur votre bureau?
— Halogène.
— Halogène… Il ne fait pas assez clair comme ça? Mehr Licht, Mehr Licht, toujours plus de lumière, monsieur le germaniste? D'accord. Pour qui allez-vous voter?
— Pardon?
— A la présidentielle. Pour qui voterez-vous?
Interrogé sur tous les sujets par une brusque multiplication de beaux-pères, le divisionnaire Legendre cherchait un deuxième souffle. L'arrivée du café sonna la fin du round.
— Taisons-nous pendant le café.
Ils se turent. La cafetière n'était pas Elisabeth. La cafetière portait sa jupe très au-dessus de ses jambes.
Le divisionnaire Coudrier reposa le gobelet vide sur le bureau de son gendre.
— C'était du café? demanda-t-il.
Et, de nouveau:
— Alors, pour qui voterez-vous?
— Eh bien, c'est-à-dire, je n'ai pas encore tout à fait…
— Compris. Ne sortez pas de votre isoloir, mon petit Xavier, il y a risque de transparence…
Puis, sans transition:
— Vous avez repéré des «zones d'ombre» dans mes dossiers, dites-vous? Vous avez raison. Pour ce qui est du coupable dans l'affaire des bombes au Magasin, par exemple… le nom du coupable ne figure pas au dossier, c'est vrai.
Il débouclait les sangles de sa vieille serviette.
— Et ce n'est pas Malaussène.
Il en sortait une chemise de carton vert Empire.
— Vous tenez à savoir qui c'est?
Avant que Legendre ait pu répondre, le nom tombait sous ses yeux, éclatantes anglaises dans l'éblouissement halogène.
Le silence qui suivit ouvrit sur un murmure à peine audible:
— Non! Ce n'est tout de même pas… le… notre…
— Votre candidat? Non, mon garçon, c'est son oncle… côté paternel! Même famille. Même nom. Vous trouverez tous les détails dans le dossier.
Mais les doigts du commissaire divisionnaire Legendre se tenaient à distance respectueuse de ce dossier.
— Une petite envie de transparence, Xavier? Décrochez votre téléphone et appelez votre ministre. Vous ne lui apprendrez rien, il sait tout ça par cœur. Mais ce n'est pas à sa droite que vous vous retrouverez, ni à sa gauche, mon cher, ni même ici, c'est à la trappe. L'exclusion. Comme mes hommes et ma cafetière! Allez, appelez-le!
Le divisionnaire Coudrier avait aboyé ce dernier ordre.
— Appelez-le, Xavier. Un peu de transparence, que diable!
— Père…
— Appelez votre ministre!
Ce fut le téléphone qui appela le divisionnaire Legendre. Une sonnerie qui le figea sur place.
— C'est peut-être lui! C'est peut-être votre ministre de tutelle. Décrochez.
Sonneries.
— Décrochez, bon Dieu! Ces appareils nous cassent les tympans!
Ce n'était pas le ministre. A en juger par la décomposition du divisionnaire Legendre, c'était pire, ou presque.
— Quand?… Où?… La médico-légale est sur place?
Puis, téléphone raccroché, et se levant précipitamment:
— On vient de tuer un de mes hommes. Excusez-moi, père, il faut que j'y aille.
— Je vous accompagne.
Décidément le temps ne souhaitait pas se lever. Une brume filandreuse traînassait entre les quais de la Seine. La tête du médecin légiste Postel-Wagner émergea du coffre de la Citroën noire.
— Tiens, vous êtes là, Postel? Vous n'avez pas été exclu? Vous avez eu plus de chance que le buste de mon Empereur.
Il y avait un cadavre dans le coffre de la voiture. Mais un discret sourire, malgré tout, sous la moustache du médecin légiste Postel-Wagner.
— Heureux de vous revoir, monsieur le divisionnaire.
On avait bloqué les accès au quai. Les gyrophares distribuaient une lueur de deuil. Pas une sirène. Pas un mot. La consternation de la Maison à la perte d'un des siens.
— Qui était-ce? demanda le divisionnaire Coudrier.
— L'inspecteur Perret, répondit le divisionnaire Legendre.
— Perret? demanda le divisionnaire Coudrier.
— Un nouveau, admit le divisionnaire Legendre.
— Section de la moelle épinière au niveau de la cinquième cervicale, expliqua le médecin légiste. Le coup de grâce a été donné par perforation du cœur, sous l'omoplate, là. Un seul coup. Ça s'est passé il y a une heure environ.
— Et l'assassin a garé la voiture juste devant la Maison… commenta le divisionnaire Coudrier. Un froid salaud.
— Qui nous a prévenus? demanda le divisionnaire Legendre.
— Téléphone, patron, une voix au téléphone, répondit un jeune inspecteur sans quitter le cadavre des yeux.
— Sur quoi travaillait-il, ce Perret? demanda le divisionnaire Coudrier.
— Sur l'affaire Malaussène, répondit le divisionnaire Legendre.
— Laquelle? demanda le divisionnaire Coudrier.
— Père, je vous en prie…
— Il y a autre chose, fit le jeune inspecteur, un message épinglé à sa veste.
— Donnez.
Coudrier avait tendu la main — simple réflexe professionnel — mais Legendre intercepta.
Messieurs de la police, nous voici au matin du seizième jour. Le cachet de la poste fait foi. Considérez la présente comme le renouvellement de mon ultimatum. Même durée.
Le divisionnaire Legendre ne semblait pas en croire ses yeux.
— Eh oui, il va peut-être falloir vous résoudre à lui rendre sa menteuse, murmura le divisionnaire Coudrier à son oreille.
Les quelques mots prononcés par son beau-père mirent un certain temps à traverser la stupeur du divisionnaire Legendre.
— Qu'est-ce que vous venez de dire?
— La suite dans votre bureau, Xavier. Croyez-moi, c'est préférable pour tout le monde.
Les éclats de voix traversaient la porte de verre, se répercutaient sur les murs, au point qu'on dut bloquer les accès de l'étage, comme tout à l'heure ceux du quai.
Le divisionnaire Coudrier brandissait sous le nez de son gendre la lettre qui annonçait on ne peut plus clairement l'assassinat d'un policier.
— Vous avez reçu cette lettre de menace et vous n'en avez tenu aucun compte, c'est tout ce que je vois! tonnait le divisionnaire Coudrier. Et un de vos hommes vient de payer l'addition!
— Père, pour la dernière fois, comment connaissez-vous l'existence de cette lettre? Dois-je penser…
— Oui? murmura tout à coup le divisionnaire Coudrier, penser quoi? Que devriez-vous penser, mon gendre?
Le divisionnaire Legendre en eut le souffle coupé. Suffoqué par la nature même de ses soupçons.
— Penser que je manie le bistouri, par exemple? Penser que j'ai remisé mes cannes à pêche et que je suis venu vous trouver au volant d'une Quinze Citroën? C'est ça?
— Non évidemment, non, père…
— Pourquoi, évidemment? Depuis quand une tête de flic abriterait-elle une évidence? Ça pourrait très bien être le cas, après tout! J'y tiens, moi, à ce Malaussène! Il aurait fait un gendre idéal, ce Malaussène! Je serais bien fichu de zigouiller toute votre équipe pour le faire sortir de taule!