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— Père, ce n'est pas ce que je voulais…

Le poing du divisionnaire Coudrier s'abattit sur le bureau de verre.

— Mais si, c'est ce que vous vouliez dire! C'est ce que vous auriez voulu vouloir!

Il se calma, tout à coup. Il s'était fait mal en cognant sur ce foutu bureau. Il ajouta, mezza voce:

— Seulement il faut de la volonté, pour ça.

*

LEGENDRE: …

COUDRIER: …

LEGENDRE: …

COUDRIER: Je ne vous aime pas, Legendre; cela tient moins au malheur de ma fille et à la solitude morale de mes petits-enfants qu'au fait que vous m'ayez contraint à endosser l'uniforme grotesque de beau-père.

LEGENDRE: …

COUDRIER: C'est quelqu'un de chez vous qui m'a fait parvenir la photocopie de cette lettre. Un effet de la transparence, mon cher.

LEGENDRE: …

COUDRIER: Avez-vous au moins songé à en faire analyser l'écriture?

LEGENDRE: …

COUDRIER: Non, évidemment. Vous avez tout de même remarqué qu'elle était manuscrite? Une écriture intéressante, Legendre…

LEGENDRE: …

COUDRIER: Le même genre d'écriture traficotée qu'on a utilisé pour écrire les lettres du docteur Fraenkhel… en imitant grossièrement celle de Malaussène.

LEGENDRE: …

COUDRIER: …

LEGENDRE: …

COUDRIER: Il faudra vous y faire, mon pauvre, ce Malaussène est d'une innocence déprimante. Et si vous voulez arrêter votre tueur en série, le vrai, vous avez tout intérêt à mouiller la chemise. Faute de quoi, il dégommera votre fine équipe comme à la foire.

LEGENDRE: …

COUDRIER: … et votre carrière s'en ressentira.

LEGENDRE: …

COUDRIER: A supposer que vous en sortiez vivant.

LEGENDRE: …

COUDRIER: Je n'ai pas de conseils à vous donner, Legendre, mais, dans votre situation, il me paraît suicidaire de maintenir les inspecteurs Titus, Caregga et Silistri au fond de votre tiroir.

*

Sur le pas de la porte, il dit encore:

— Ah! oui, j'allais oublier cette affaire: le suicide du divisionnaire Cercaire.

Il ouvrit de nouveau la vieille serviette en peau de vache et en sortit une enveloppe.

— Tenez.

Il tendit l'enveloppe sans faire un pas en avant. Le divisionnaire Legendre mit sa dernière énergie à se porter au niveau de son beau-père.

— Qu'est-ce que c'est?

— Les aveux de l'inspecteur Pastor.

— L'inspecteur Pastor?

— Oui, l'inspecteur Pastor… un autre caractère que le vôtre, mon pauvre.

59

La vie de M. Lehmann se compliqua de plus en plus. Les fantômes s'acharnaient. Les fantômes lui adressaient la parole à toute heure du jour ou de la nuit, avec une préférence marquée pour les lieux les moins prévisibles. Lehmann demandait-il l'addition de ses pastis dans un bar, une main y avait tracé trois mots, presque rien:

«Paraît que Cazo n'est pas arrivé.»

Lehmann se ruait sur le garçon, son addition à la main.

— Qui a écrit ça?

Le garçon se dégageait.

— Calme! C'est votre copain, là, près du flippeur.

— Où ça?

Pas de copain, évidemment.

— Il s'est taillé. Il voulait vous faire une surprise.

Lehmann allait-il restituer sa peur contre la céramique des toilettes, son regard, errant parmi les graffiti prometteurs, tombait sur une question anodine:

«Ah! oui? Avec une lampe torche?»

Dans la rue, des enfants monstrueux surgissaient devant lui:

— Tu es dans le coup, toi? Tu es dans le coup, toi? Tu es dans le coup, toi?

Il renonça vite à poursuivre les enfants.

Il ne fréquenta plus les cafés.

Il ne fréquenta plus les latrines.

Il compissait les murs de la ville.

Il ne fréquentait plus rien.

Il envisageait de ne plus se fréquenter lui-même.

Un maquereau italien s'en inquiéta auprès d'un inspecteur de police à moitié italien lui-même.

— Arrêtez le massacre, Silistri, il va se flinguer, votre client.

L'inspecteur Silistri n'envisageait pas cette hypothèse.

— Ce n'est pas souhaitable pour toi, Pescatore.

— Je n'y pourrai rien. Il devient dingue. S'il ne trouve pas une corde pour se pendre, il va s'arrêter de respirer, tout simplement.

L'inspecteur Silistri tenait à l'existence de ce M. Lehmann.

— Bon. On va essayer un dernier truc.

Le dernier truc offrit une résistance aux pieds de Lehmann lorsqu'il se glissa, ce soir-là, dans le sac de couchage qui lui tenait lieu de lit, sous la cage d'escalier d'un immeuble condamné, rue de Tourtille. Lehmann marmonna, sortit du sac pour y plonger sa tête et ses mains. Il en ramena un boîtier de plastique, froid sous ses doigts. Il dut sortir, en quête d'un réverbère, pour identifier la chose. C'était une cassette de magnétophone. L'étiquette était on ne peut plus explicite:

«L'exécution du gosse a été enregistrée, il faut prévenir les autres.»

*

L'effet fut immédiat. Soudainement libéré de ses fantômes, oubliant toutes les consignes de prudence qu'il avait respectées jusque-là, songeant peut-être que ses amis couraient un danger immense s'il ne les prévenait pas, ou pensant peut-être aussi que ce mot manuscrit émanait de quelqu'un de la bande, Lehmann se rua dans Paris.

En cas de panique, on ne s'accroche plus aux sonnettes, de nos jours, on presse sur le bouton des parlophones jusqu'à enfoncer son bras dans une bouillie de plastique et de béton.

Une drôle de voix répondit à la sonnerie de Lehmann.

— Qu'est-ce que c'est?

Une voix peu amène et pourtant roucoulante. Féminine, aussi:

— C'est moi, c'est Lehmann!

— Qu'est-ce que tu fous là, on avait dit…

— C'est toi qui m'as envoyé la cassette?

— Quelle cassette? Je ne…

— Ouvre, c'est grave! Il faut l'écouter, il faut…

Il y eut un déclic.

Lehmann disparut dans l'obscurité du hall.

A côté du bouton sur lequel Lehmann venait de se jeter, l'inspecteur Silistri lut un nom curieusement inoffensif, un nom médiéval, une aubaine pour troubadour: Pernette Dutilleul.

*

L'inspecteur Silistri n'avait rien d'un troubadour. Une fois appréhendée, Pernette Dutilleul livra assez vite le nom d'un certain Cazeneuve (autrement appelé Cazo) qui crut devoir résister aux inspecteurs Caregga et Silistri, ce qui lui valut une balle dans le coude droit — rébellion armée — et une autre dans la saignée du genou gauche — délit de fuite. Si Lehmann était retraité, Dutilleul et Cazo travaillaient au mensuel Affection, organe de la presse médicale, dirigé par un certain Sainclair. Sainclair, Cazeneuve, Lehmann et Dutilleul avaient un point commun: tous les quatre officiaient au Magasin, du temps où Benjamin Malaussène y remplissait la fonction controversée de bouc émissaire. Lorsque les inspecteurs Caregga et Silistri se présentèrent au domicile de M. Sainclair, l'appartement était vide. Lorsqu'ils perquisitionnèrent au siège du mensuel, Sainclair ne s'y trouvait pas davantage. Le magazine ne devait guère souffrir de cette vacance directoriale: les numéros des quatre mois suivants étaient bouclés, et les sujets ne manquaient pas pour l'avenir. Entre autres articles prévus, l'inspecteur Silistri releva la liste suivante:

«Les maladies dans l'histoire du cinéma», numéro spécialement conçu pour célébrer le centenaire de cet art.