Et aussi, pendant que l'inspecteur Caregga nous conduisait vers la liberté:
— J'ai toujours pensé que vous aviez le bras long, Malaussène…
Le monde n'avait guère changé pendant ces mois d'ombre. Des têtes présidentiables défilaient sur les affiches électorales, mais c'étaient les mêmes depuis toujours. Combien aurait-il fallu que je prenne pour trouver cette basse-cour renouvelée? Trente ans incompressibles? Très insuffisant. D'un autre côté, je n'étais pas mécontent de les revoir, ces gueules d'affiches: elles n'avaient toujours rien dans les yeux, mais le ciel était vaste au-dessus de leurs têtes.
— Caregga et Silistri ont arrêté l'équipe du Vercors, annonça Coudrier au milieu de ma rêverie. Ils œuvraient pour Sainclair.
J'ai demandé, mais comme en songe:
— Sainclair? Le Sainclair du Magasin?
— Oui, et le Sainclair d'Affection, développa Coudrier. Celui à qui vous avez fait perdre sa place au Magasin il y a quelques années, et celui que vous avez dérouillé il y a quelques mois. On dirait que l'inspecteur Caregga est entré dans la police uniquement pour vous tirer des pattes de Sainclair, Malaussène. Dites merci à l'inspecteur Caregga.
— Merci, Caregga.
— Pas de quoi, a répondu Caregga dans son rétroviseur, vous m'avez sorti du service contentieux.
Les promesses électorales continuaient à défiler. Les murs de Paris célébraient aussi le premier centenaire du cinématographe. Le soleil ensoleillait. Les bourgeons bourgeonnaient. Sur les trottoirs, les pigeons pigeonnaient.
Coudrier y est allé de son explication.
— Vous avez été infiltré, Malaussène. Quand votre frère Jérémy a embauché Lehmann pour jouer son propre rôle dans sa pièce de théâtre, il a introduit le loup dans la bergerie. Lehmann a appris des choses, chez vous. En particulier que Julie était l'héritière du vieux Job Bernardin. Cette histoire de Film Unique l'a beaucoup intéressé.
Alors comme ça, c'est l'heure du dénouement? J'ai ressenti une immense lassitude, tout à coup. Qui? Pourquoi? Comment? Quelle importance… Il faudra que j'en touche un mot à Jérémy. Voilà ce que je me disais dans la voiture qui me ramenait chez moi… Mettre Jérémy en garde contre les séductions du dénouement.
— Tout a commencé quand votre amie Suzanne, la patronne du Zèbre, a exclu le Roi des Morts-Vivants, quand elle lui a interdit d'assister à la projection du Film Unique, si vous préférez.
Etrange indifférence, tout de même. Moi qui venais de passer des mois à baratter cette infamie dans la prison de ma tête, j'avais juste besoin de sommeil, à présent. Dormir. Chez moi. Entre les seins de Julie. La fenêtre ouverte sur les marronniers.
— Vous m'écoutez, Malaussène?
Je lui ai fait signe que j'écoutais, mais je ne pouvais lâcher des yeux le défilé du grand extérieur.
— Lehmann a pensé qu'il y avait de l'argent à se faire en proposant une projection privée au Roi des Morts-Vivants, continuait Coudrier. Il s'en est ouvert à Sainclair qui est allé trouver le Roi. Le Roi n'a pas dit non. Lehmann, Cazeneuve et Dutilleul ont cambriolé la maison du Vercors pendant que le vieux Bernardin et son fils enterraient Liesl en Autriche. Quand le Roi a vu le film, il en a voulu davantage: l'acheter, tout simplement, mais en toute légalité, contrat dûment signé. Sainclair s'est fait fort de régler la transaction. Le Roi n'a pas cherché à en savoir davantage. Quelque temps plus tard, il était propriétaire du Film Unique. Un acte de vente tout ce qu'il y a de légal.
Oui…
Oui, oui…
Et je préfère ne pas savoir comment Sainclair s'y est pris pour faire signer le vieux Job.
— Tout le reste est une initiative de la bande. Ils avaient rempli leur contrat, ils avaient empoché leur salaire, ils auraient pu rentrer chez eux. Ils ont choisi de rester là-haut, exprès pour vous, Malaussène! En écrivant ces fausses lettres de Fraenkhel avec votre écriture, ils vous ont collé un fameux mobile sur le dos. Ils vous attendaient. Ils savaient que Julie et vous monteriez chercher le Film Unique. Le fax du vieux Job, ce sont eux qui vous l'ont envoyé. Ce sont eux qui vous ont volé le camion. La petite de l'auberge et l'étudiant Clément, encore eux. Sainclair avait décrété la mobilisation générale contre vous. Son bras droit, le nommé Cazeneuve, sous-traitait avec deux ou trois bandes amies. C'est fou ce que Sainclair vous apprécie. Il a écrit un long article sur vous: «La greffe criminelle»…
Sans quitter Paris des yeux, j'ai demandé:
— Mais qu'est-ce qu'il a donc de si passionnant, ce sacré film, pour avoir fait tant de morts?
— Vous l'auriez su, si vous aviez accepté la télévision dans votre cellule, a répondu Coudrier.
— La télé? Ils ont passé le Film Unique à la télé?
Cette fois-ci, je m'étais retourné. (En un éclair j'ai vu l'horreur ravager le visage des cinéphiles. Le Film Unique à la télé… Le film du vieux Job chez les réducteurs de tête! Suzanne, Avernon, Lekaëdec, pauvres de vous!)
Coudrier a confirmé:
— Avant-hier soir, à vingt heures trente sur toutes les chaînes, oui. Pour le centenaire du cinématographe. Il paraît que c'était le vœu de Job Bernardin. Faire de ce Film Unique un événement planétaire… une seule projection, mais pour la terre entière. Le projet a enthousiasmé les Américains autant que les Européens ou les Japonais. Voilà des semaines que la publicité nous présente la chose comme le symbole de la fraternité universelle en cette fin de siècle tourmentée.
J'ai demandé:
— Vous l'avez vu?
— Par obligation professionnelle.
— Alors?
— Alors, tout Paris vous en parlera, mon petit. Il n'y a pas d'autre sujet de conversation.
Caregga venait de se garer devant l'ancienne quincaillerie qui nous tient lieu de maison. J'ai regardé la vitrine de la boutique. J'ai posé la main sur la poignée de la portière, mais je suis resté assis à côté de Coudrier. Caregga me regardait, dans le rétroviseur. Coudrier s'est penché. Il a ouvert la portière pour moi.
— Ils vous attendent.
Tout le monde m'attendait, oui. Il y avait C'Est Un Ange et Verdun, Jérémy, Julius et le Petit, Thérèse, Louna, Clara, maman et Yasmina, il y avait Amar et la smala Ben Tayeb, il y avait Marty, bien sûr, il y avait Julie, Suzanne et Gervaise. Il y avait quelqu'un dans le ventre de Gervaise, et il y avait du champagne.
Je suis resté debout sur le pas de la porte.
J'ai juste dit:
— Je voudrais dormir. Je peux?
Je pleurais depuis longtemps quand je me suis réveillé.
— Ce n'est rien, Benjamin, murmurait Julie à mon oreille, c'est une petite déprime.
Je pleurais à gros sanglots dans les frondaisons de Julie.
— Il y a des tas de bonnes raisons pour faire une déprime.
Elle me berçait.
— Passer de la taule au bonheur, par exemple.
Elle m'expliquait le phénomène.
— C'est la pororoca, Benjamin, la rencontre du fleuve Amazone et de l'océan Atlantique, la collision des sentiments… un raz de marée épouvantable, un boucan inouï!
Je m'accrochais désespérément à ses branches.
— Tu veux que je te raconte ma plus jolie déprime?
Je me suis endormi une deuxième fois, dans le récit de sa pororoca personnelle.
— C'était le lendemain de notre rencontre, Benjamin. Je ne t'ai pas revu pendant des semaines, tu te souviens? Des semaines de pororoca… Ma liberté se cabrait contre mon bonheur. J'ai beaucoup pleuré, beaucoup baisé, beaucoup cassé… et puis tu es venu me chercher… tu as forcé le barrage… tu es remonté jusqu'à ma source… très heureuse, je suis devenue…